La pertinence des questions de Victoire, ma fille aînée, m'a toujours fasciné. Ca tombe bien, elle veut en faire son métier. Ca tombe bien, j'ai eu quinze heures pour y réfléchir et lui répondre.
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Hier, j'ai participé à un brevet de trois cent kilomètres, organisé par le Vélo Club de Canteleu. La pluie et la distance avaient dissuadé nombre de participants, de sorte que nous ne fûmes que deux inscrits. Mais Pascal, l'organisateur, eut la gentillesse de maintenir l'épreuve. Mieux, il proposa de nous accompagner un "bout de route".
Nous sommes partis avec grande prudence, bien calés sur le rythme de ce cycliste aguerri. Peu avare de paroles et de partages, il nous a fait profiter de son expérience du Paris-Brest-Paris. J'étais d'autant plus attentif que je vise cette épreuve en 2027. Dans de telles conditions, le temps passait vraiment vite. Après Dieppe luttant contre le vent et le dénivelé, il nous invita à poursuivre sans lui. Sa décision était sage ; comme l'homme. Agé de plus de soixante cinq ans, il a roulé à près de vingt-quatre kilomètres heure. C'est très impressionnant. Le "bout de route" dura cent kilomètres.
- Dans l'ultra-distance tout est relatif !
Nous avions convenu de lui envoyer des photos en guise de point de contrôle, délaissant le coup de tampon des commerçants sur le carton orangé : une entorse à la tradition ! Après Blangy sur Bresle, nous avons filé contre le vent (pas comme !) vers Aumale. La circulation sur la route que nous empruntions nous empêchant de rouler à deux de front, chacun restait dans sa bulle. Je profitais des prolongateurs pour effectuer de longs relais à l'avant ; désireux de prendre une pause déjeuner et une revanche contre le Dutch Wind : le vent vif des Pays Bas. Les pensées défilaient comme les kilomètres, sur un air approprié de Bon Jovi.
Wild Is The Wind
Pour la première fois, je retrouvais des bosses et une météo similaires à celles que j'avais connues lors de mon abandon sur l'Ironman de Maastricht. Pour la première fois, je ne luttais plus contre les éléments et le chronomètre. Pour la fois, je me sentais définitivement apaisé.
- Pour passer le temps, on peut aussi parler à Zéphyr et à soi-même.
A Aumale, mon compagnon trouva un bon spot : un banc, un cour d'eau et une boulangerie pour nous abriter du vent. Pascal nous y rejoignit alors que nous apprêtions à partir. S'il se plaignait du cou, son regard exprimait la détermination. Il allait terminer. Peu importait les délais. C'était une certitude. Cette attitude qui fait la beauté de cette pratique.
Avant Gournay, les conditions était plus favorables pour discuter avec Groyom. La magie de Strava nous a réuni. Il y a deux ans, je lui piquais un KOM : un record de chrono sur une portion prédéfinie ; puis des parcours en Forêt de Roumare afin de découvrir de nouvelles chemins. Nous nous suivîmes mutuellement sur ce réseau social de sportif jusqu'à ce jour où il m'interpella, alors que je courrais dans les rues de notre ville. On échangea nos numéros de téléphone et la promesse de rouler ensemble. Notre premier rendez-vous eut lieu à un bureau de vote, à l'occasion des élections législatives. Le courant passa très vite: même envie de long et de vert. C'est un amoureux de la nature. Le compagnon idéal pour passer l'hiver et les sorties longues : cette année nous avons enchaîné les cent bornes comme des perles. Un deux cents, sous le cagnard, et ce trois cents.
Le retour sur les routes principales nous invita à nous remettre l'un derrière l'autre. Je reprenais mon travail en position aérodynamique à l'avant avec autant de plaisir dans mon dialogue interne et un peu moins de force dans les jambes. Les kilomètres et le vent commençaient à user. Je protégeais ainsi Groyom, moins à l'aise dans ces conditions. Je lui devait bien cela. Je me souviens et le remercie encore de m'avoir aidé à bouclé notre périple du premier mai, réalisé dans la chaleur que je supporte mal. Et je me doutais qu'il serait précieux sur la fin de parcours très vallonée qui nous attendait.
Dès la sortie de Vernon, la Côte du Père Adam, me repositionnait à ma condition de simple humain du Sixième Jour. S'en suivait celle de Port Mort (comme moi !) et celle de Tuit, offrant un joli point de vue sur la Seine : je frise le pléonasme tellement j'aime notre fleuve. Groyom devait s'arrêter pour prendre une photo. Ce que je pouvais éviter, compte tenu de l'allure piétonnière à laquelle je grimpais.
Il m'encourageait et souriait ; fidèle à lui-même, constant dans son humeur et sa béatitude. Jamais je ne l'ai vu pester ni souffrir sur le vélo. Autant des gens peuvent te transmettre leur stress, autant lui t'irradie de sa sérénité. Christophe me qualifie parfois de Maître Zen quand je le conseille sur ses entraînements. J'ai hâte qu'il rencontre Groyom ; et pas uniquement pour apprécier cela.
- La véritable Solidarité existe. Elle se mesure sur le long terme.
Il m'attendit en haut de la Côte Jacques Anquetil, qu'empruntera le Tour de France cet année. Je profitais de la pelouse d'entrée de ville pour reposer mes pieds. Ils avaient gonflé et eu la délicatesse d'attendre deux cents quatre-vingts kilomètres pour me le faire savoir.
Je me savais dans un temps faible. Un "down", comme le qualifient les nouveaux chantres de l'épanouissement personnel. Du perso au pro, on en a tous.
- La question n'est pas de savoir pourquoi on s'y trouve, mais comment on les passe.
L'arrivée dans la métropole rouennaise me permettait de me réalimenter et m'hydrater correctement. Restait alors à profiter de ses aménagements cyclables ; toujours attentionnés, parfois incompréhensibles. Restait alors à effacer la Côte de Maupassant, où notre grimpeur s'envolait une dernière fois. Restait à se congratuler pour cette aventure. Restait à fixer la prochaine : l'Etoile Normande !
- Le vélo. Quel meilleur prétexte pour échanger avec des copains et avec sa fille adorée ?
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La vérité sort de la bouche de mes enfants. Cela m'a toujours fasciné.
IronLoulou