samedi 7 juin 2025

Geoffrey


C’était une matinée pluvieuse, comme la Normandie en propose. Geoffrey aspirait machinalement de petites bouffées de cannabis. La fumée ne brûlait plus ses poumons depuis bien longtemps.

Geoffrey était un adolescent, dont la nervosité avait imprégné tous les traits du visage. Ses yeux hagards, agissaient comme un condensateur de l'électricité parcourant ses pommettes et son front saillants. Ses cheveux étaient hirsutes, comme traversés par la foudre. La pointe de son menton appelait les éclairs qui le nourrissaient. Son regard perçait les ondées remplissant la Seine, pour atteindre le complexe industriel de Renault - Cléon. La vitesse et les voitures étaient ses uniques passions. Cette usine ; sa seule perspective. Il y rejoindrait son père et son oncle, après que son grand-père y eut terminé sa carrière comme contremaître. Un avenir tout tracé pour un lycéen agité qui supportait péniblement l’école ; et réciproquement.

Il jeta son mégot, avant de reprendre sa marche et ses réflexions, teintées du gris du ciel. La fille qu’il convoitait l’avait éconduit, provoquant les railleries de ceux qui se disaient ses camarades. Humilié, il avait quitté son cours de mécanique avec fracas, avant de se retrouver là. Si las.

Le chemin forestier le conduisait dans les Roches d’Orival : ces falaises blanches surplombant le fleuve et comportant quelques vestiges d’habitations troglodytes. L’endroit idéal pour échapper à la médiocrité des hommes et du temps. Peut-être aussi à ses démons.

Ses pas le guidèrent jusqu’à une grotte, occultée par un grillage et un panneau d’interdiction de pénétrer. Piqué par la curiosité, il remarqua un espace lui permettant d’entrer en se contorsionnant un minimum. Il se glissa entre le métal et la paroi, avant d’en atteindre l’accès : une ouverture d’à peine un mètre de large. Il saisit son téléphone pour en utiliser la lumière et s’y engouffra. La batterie indiquait 47% d’autonomie.

Comme tous les enfants d’Orival, il avait joué dans ces cavités locales. Plongé dans ses souvenirs, il évolua avec l’insouciance juvénile qui les accompagnait. Il parvint à cette salle qu’ils avaient nommée la Geôle Maudite ; en référence aux ruines du Château Fouet, préservées en haut de la colline. Mais au lieu d’un groupe de chahuteurs, il tomba nez-à-nez avec un adulte étrange. Ses lunettes vissées sur un nez aquilin, prolongeaient son regard fixé sur son ouvrage. Sa bouche était inflexible ; ses gestes parfaitement maîtrisés. Il grattait et photographiait un pan de craie, sans se soucier de cette nouvelle présence. La chute d’un silex, succédant à un léger grondement, le tira de son travail méticuleux. Il aperçut Geoffrey et le salua timidement. Avec un léger bégaiement, sa tête tournée vers le sol, il l'invita à ne pas entrer dans sa sphère. Ce dernier obtempéra bien plus par surprise que par crainte. Il éteignit l’application de son portable et fit un tri, plein d’amertume, dans ses photos. Il affichait 35%.

 L’inconnu s’éclairait avec un dispositif étrange. Accroché à son casque, une coupole de cuivre reflétait une flamme. Sa lumière projetait des ombres, dansant sur les murs et plongeant la pièce dans une ambiance paléolithique oubliée. Des lignes sombres avaient remplacé les peintures rupestres. Parallèles, elles semblaient se rapprocher à mesure qu’elles se situaient à proximité du plafond. Le spéléologue se retourna et expliqua leur lien avec l’accélération du réchauffement climatique. Puis, il s’agita, en pointant du doigt une proéminence, qu’il désigna comme une preuve irréfutable du drame. Un bruit retentissant donna de l’écho à sa démonstration. Des blocs de calcaire s’étaient détachés du plafond de la cavité. Il se redressa : « 

-          Vous…vous…vous voyez. L’eau s’est gorgée de l’acidité de la…la… l'atmosphère. Elle détruit un édifice me…me…millénaire

-          P't'être, mais faudrait penser à s’barrer », s’inquiéta Geoffrey. 

Une réplique plus forte résonna. Mu par un réflexe insoupçonné, il évita de justesse un bloc de pierre. S’il ne l’avait pas blessé, le volume de cet objet minéral avait obstrué une bonne partie de l’entrée. Le garçon se précipita vers le faible interstice qui restait, lorsqu’il fut agrippé par l’ancien. Il vociféra. Le ton montait à mesure que sa peur l’envahissait. Son vis-à-vis le maintenait mais ne pipait mot. Ses yeux étaient immobiles ; hypnotisés par une clé de voûte naturelle. Elle céda dans un tonnerre assourdissant. Ainsi liés dans un mélange d’animosité et de solidarité, les deux malheureux se précipitèrent dans une alcôve.

Les secousses durèrent un temps interminable. Geoffrey n’aurait su l’évaluer en secondes, en minutes, voire même en heures. Ses seules unités de mesure étaient celles de son angoisse croissante et celles de l’énergie de son téléphone : 23%.

Le panache de fumée peinait à se résorber. Guidés par un instinct grégaire, les deux animaux diurnes s’étaient blottis l’un contre l’autre. Ils reposaient leur visage sur le torse de leur alter-égo, pour limiter l'absorption de la poussière. Ils en protégeaient la tête avec leurs bras. Lorsque Geoffrey perçut - ou espéra ? -  un retour au calme, il se tourna vers son compagnon d’infortune. Il lui ordonna de se remettre en route. Mais celui-ci demeurait silencieux. Il était figé, malgré ses secousses verbales et physiques. Seul le reflet de sa lampe, bougeait dans ses yeux immobiles. Il fallait changer de stratégie. La situation périlleuse l'exigeait. Sondant sa mémoire, il reprit les attitudes des éducateurs qui tentaient de contourner son impulsivité. « 

-          Comment vous-vous appelez ?

-          

-          Monsieur ? Je peux vous appeler par votre prénom ? C’est comment ?

-          Fa…Fa… Fabrice. Je suis chercheur.

Avec une telle dégaine, j’aurais deviné tout seul ; songea Geoffrey, avant de reprendre : faut y aller Fab’ - je peux t’appeler Fab ? - On va par où à ton avis ? » Celui-ci indiqua un goulet très étroit. Il n’était pas très engageant, mais c’était la seule issue. Le jeune homme avait scruté l’environnement avec son portable et n’avait rien vu d’autre : 18%.

Le passage était légèrement plus large que celui que l’adolescent avait emprunté, en entrant dans la grotte. Il rampait de la même manière. Pourtant, il en percevait désormais tout l'inconfort. L’humidité du sol rafraîchissait son torse et rendait ses appuis imprécis. Les odeurs d’aven saturaient son odorat. Il devinait l’existence de chauve-souris, identifiées par le fumet de leur guano ; mais tentait d’ignorer celle des araignées troglophiles.  Il grelottait malgré la thermorégulation géologique ; davantage d’effroi que de froid.

Il retrouvait le souvenir d’un étouffement, qu’il avait enfoui. Il songeait aux joyeuses batailles d'oreillers d'enfant, qui se terminaient dramatiquement. Il se défendait avec fougue. Mais son frère le dominait toujours et le raillait. Compressant sa cage thoracique de tout son poids d’aîné, il recouvrait son visage et ses pleurs d’un polochon. Un soir, il avait cru mourir. Il avait abandonné la confiance en sa fratrie et en son corps à cet instant. L’emprise et la texture de la pierre avait remplacé celle du coussin fraternel. Mais l’obscurité et la dyspnée étaient les mêmes.

Il progressait dans une nouvelle galerie, plus étroite que les précédentes, lorsqu’un grand frisson le parcourut. Il venait de passer ses mains dans la voie ouverte par son guide, lorsqu’il constata avec horreur que son torse restait bloqué. Il tenta d’abord quelques mouvements chaloupés de son bassin. Mais celui-ci ne se dégageait pas. Il se débattit plus fortement. Il bougeait comme un damné ; comme ce canard que son oncle fermier avait décapité, avant de le préparer pour le déjeuner.  Le palmipède s’était échappé et avait couru jusqu’à la mare, sans sa tête. Geoffrey avait huit ans. Il avait beaucoup ri en voyant cela. Il en avait désormais dix de plus. La situation ne prêtait plus à sourire. Il n’avait pas avancé d’un ergot ! Rien n’y faisait. Il ne parvenait pas à s’échapper. Il était à nouveau prisonnier.  La bataille était terminée. C’était la dernière. Il laissa échapper un dernier râle : «  

-          Fab’

-          (...)

-          (...)

-          Ca…calme - souffler - trois fois - bouche -  respi un - nez (...) Enc…encore. »

            L’homme prêtait à rire au premier regard.  Mais il n’avait d’autre choix que de suivre ses instructions, sans en comprendre la finalité. Un nuage de brume s'échappa de sa bouche dès la première expiration et de la toux qui l’accompagna. La même que celle qu’il avait eue, lors de son premier pétard. « Mais. Oui. Ça je sais le faire ! ». Geoffrey eut l’intuition que l’usage de son expertise peu avouable, lui permettrait de se retrouver dans le même flow. Ce sentiment de flotter avec une sérénité, cruciale en de telles circonstances. Il s’appliqua donc à exécuter ce qu’il savait faire : jouer avec la fumée ; avaler et cracher à volonté, au point de pouvoir dessiner des cercles. Il fixait le pétillement de l’éclairage frontal de son compagnon : une étoile dans cette nuit singulière. « Se concentrer ; gonfler les poumons ; former un rond avec sa bouche ; souffler ; recommencer. Recommencer. Recommencer ».

Après quelques instants, il sentit un calme relatif. Il n’hyperventilait plus. Ses poumons n’étaient plus saturés d’oxygène. Leur volume s’était réduit avec celui de sa cage thoracique. Il pouvait s'extirper sans peine et avec satisfaction.

             Fabrice observait l’adolescent. Taciturne, il avait rarement goûté à une présence aussi longue. Sa solitude lui évitait la crainte d’être rejeté. Il avait choisi un métier le dispensant de la compagnie de ceux qui pourraient l’importuner. L’intello, le binoclard et le bègue n’étaient plus moqués. Il était tranquille, jusqu’à l'arrivée de cet agité, qui risquait de compromettre ses travaux. Il avait fallu également lui faire comprendre les dangers encourus, après l'éboulement. Et puis, finalement, il était redevable envers ce môme qui l’avait sorti de sa léthargie. Peut-être même pour davantage que cela. Le gamin avait un sale caractère ; mais il avait suivi ses pas et ses conseils. Fabrice avait toujours souffert de se sentir mésestimé. En ce moment si particulier, quelqu’un se tournait vers lui, avec une infinie reconnaissance. C’était un bien, plus précieux que tous les minéraux prospectés dans les entrailles de la Terre. Il commençait seulement à en percevoir le scintillement.

            Il se recentra sur sa mémoire du lieu. Après l’effondrement, le seul exutoire possible les menait dans le Réseau du Pastaga. Il devait être vigilant à ne pas s’y engager trop profondément. S’il manquait l’embranchement souhaité, il risquait de rejoindre le Réseau des Cétacés, amenant plus loin dans la falaise et vers l’inconnu. Leur salut se situait en effet dans deux réseaux secondaires devant se situer Main Gauche.   Aidé de sa lampe acétylène et de ses souvenirs, l’universitaire avançait prudemment. Obsédé par l’organisation et le contrôle, il n’anticipait pas aussi bien qu’il le souhaitait les répercussions de la démolition de l’entrée principale.

Lorsqu’il trouva enfin la jonction attendue, il interrogea Geoffrey : « Le…le RF6 est le plus direct ; mais le plus étroit. 

-       Prenons-le. La batterie de mon téléphone sera bientôt en rade »

            Ils s’engouffrèrent dans un tunnel, plus étrange que les précédents ; inquiétant le plus novice des deux.

-       Pourquoi est-ce qu’on monte comme ça ? Il faut escalader pour arriver tout en haut, près du château ; c’est ça ?

-         Les réseaux ne sont pas horizontaux mon jeune ami. Nous étions légèrement descendus. Nous devrions aboutir sur le sentier par lequel tu es arrivé. Imite tous mes gestes. Ça va bien se passer.

Geoffrey fut surpris par le ton de cette voix qui s’affirmait ; le rassurait. Il était attentif aux consignes de son mentor du jour. Il s’appropriait chacune de ses postures et se concentrait sur sa respiration. Les contorsions nécessaires à son évolution lui faisaient prendre conscience de la finesse de chacune de ses articulations. L’épaule pouvait effectuer quantité de rotations. Elle permettait d’aller chercher des prises lointaines avec son bras. Elle permettait de libérer le milieu du dos de sa veste, accrochée à un silex, grâce à une souplesse inexplorée. Le bassin permettait bien plus que l'obscène agitation avant-arrière, qu’il singeait avec ses copains. Il devenait un outil de reptation appréciable. Il intériorisait tout cela, avec un plaisir grandissant. Il oubliait progressivement le monde extérieur, quand soudain …

Un bruit sourd.

Un craquement discret d’os brisé.

Un cri violent.

Sa béquille identitaire silencieuse et sans batterie

« Fab’ ? »

            En guise de réponse, il perçut des gémissements. Il avança sa main droite pour ramper dans cette direction maudite. Il s’écorcha en la reposant sur ce qui devait être du calcaire. A sa place, il avait heurté le tranchant d’un caillou. La galerie s’était effondrée. Dans une obscurité totale, ses craintes et sa violence allaient exploser. Son poing, imbibé de sang, se refermait. Il serra sa mâchoire avec la volonté de briser ses dents, comme il aurait voulu pulvériser cette roche, constituée d’une matière similaire. Crispé, il ferma les yeux et se souvint : calme - souffler - trois fois - bouche -  respi un - nez

Cette enveloppe, que le flirt désiré avait rejetée. Cet outil qui lui servait à provoquer ou à fuir. Ce corps … Son Corps. Il pouvait être utile ! Il n’avait pas la vue, mais pouvait utiliser ses autres sens. Le système tactile pour percevoir le filet d’air passant entre les gravats et les dégager avec finesse. La proprioception pour envisager où il se situait par rapport à son camarade et à la sortie. L'ouïe, pour l’entendre le remercier. L’odorat pour sentir …

… l’air libre !

 Il saisit l’avant-bras de Fabrice pour l’aider à s’extraire du labyrinthe. Pour la première fois, il perçut une expression sur son visage. Un sourire.

Fabrice avertit les pompiers avec son téléphone. Ses indications étaient claires. Il était dans un état de sérénité, qu’il n’avait jamais ressenti ; nourri par cette confiance que son compagnon lui avait offerte et que cette libération avait provoquée. Les secours arrivèrent vite. Bien trop vite pour prendre le temps de partager des mots, qu’ils ignoraient encore. Ils venaient juste de découvrir un pan d’eux-mêmes et la force de la solidarité.

Le lycéen déclina l’ambulance. Il souhaitait rester seul ; mais pour une toute autre raison, que celle qui l’avait amené ici.

 C’était un panorama radieux, comme la Seine en offre. Geoffrey prit une grande inspiration. Jamais il n’avait pris autant de plaisir à gonfler ses poumons.

 

 

                                                           A Rouen, le 7 juin 2025

Josselin Dubourg