C’était
une matinée pluvieuse, comme la Normandie en propose. Geoffrey aspirait
machinalement de petites bouffées de cannabis. La fumée ne brûlait plus ses
poumons depuis bien longtemps.
Geoffrey
était un adolescent, dont la nervosité avait imprégné tous les traits du
visage. Ses yeux hagards, agissaient comme un condensateur de l'électricité
parcourant ses pommettes et son front saillants. Ses cheveux étaient hirsutes,
comme traversés par la foudre. La pointe de son menton appelait les éclairs qui
le nourrissaient. Son regard perçait les ondées remplissant la Seine, pour
atteindre le complexe industriel de Renault - Cléon. La vitesse et les voitures
étaient ses uniques passions. Cette usine ; sa seule perspective. Il y
rejoindrait son père et son oncle, après que son grand-père y eut terminé sa
carrière comme contremaître. Un avenir tout tracé pour un lycéen agité qui
supportait péniblement l’école ; et réciproquement.
Il
jeta son mégot, avant de reprendre sa marche et ses réflexions, teintées du
gris du ciel. La fille qu’il convoitait l’avait éconduit, provoquant les
railleries de ceux qui se disaient ses camarades. Humilié, il avait quitté son
cours de mécanique avec fracas, avant de se retrouver là. Si las.
Le
chemin forestier le conduisait dans les Roches d’Orival : ces falaises
blanches surplombant le fleuve et comportant quelques vestiges d’habitations
troglodytes. L’endroit idéal pour échapper à la médiocrité des hommes et du
temps. Peut-être aussi à ses démons.
Ses
pas le guidèrent jusqu’à une grotte, occultée par un grillage et un panneau
d’interdiction de pénétrer. Piqué par la curiosité, il remarqua un espace lui
permettant d’entrer en se contorsionnant un minimum. Il se glissa entre le
métal et la paroi, avant d’en atteindre l’accès : une ouverture d’à peine un
mètre de large. Il saisit son téléphone pour en utiliser la lumière et s’y
engouffra. La batterie indiquait 47% d’autonomie.
Comme
tous les enfants d’Orival, il avait joué dans ces cavités locales. Plongé dans
ses souvenirs, il évolua avec l’insouciance juvénile qui les accompagnait. Il
parvint à cette salle qu’ils avaient nommée la Geôle Maudite ; en référence aux
ruines du Château Fouet, préservées en haut de la colline. Mais au lieu d’un
groupe de chahuteurs, il tomba nez-à-nez avec un adulte étrange. Ses lunettes
vissées sur un nez aquilin, prolongeaient son regard fixé sur son ouvrage. Sa
bouche était inflexible ; ses gestes parfaitement maîtrisés. Il grattait et
photographiait un pan de craie, sans se soucier de cette nouvelle présence. La
chute d’un silex, succédant à un léger grondement, le tira de son travail
méticuleux. Il aperçut Geoffrey et le salua timidement. Avec un léger
bégaiement, sa tête tournée vers le sol, il l'invita à ne pas entrer dans sa
sphère. Ce dernier obtempéra bien plus par surprise que par crainte. Il
éteignit l’application de son portable et fit un tri, plein d’amertume, dans
ses photos. Il affichait 35%.
L’inconnu
s’éclairait avec un dispositif étrange. Accroché à son casque, une coupole de
cuivre reflétait une flamme. Sa lumière projetait des ombres, dansant sur les
murs et plongeant la pièce dans une ambiance paléolithique oubliée. Des lignes
sombres avaient remplacé les peintures rupestres. Parallèles, elles semblaient
se rapprocher à mesure qu’elles se situaient à proximité du plafond. Le
spéléologue se retourna et expliqua leur lien avec l’accélération du réchauffement
climatique. Puis, il s’agita, en pointant du doigt une proéminence, qu’il
désigna comme une preuve irréfutable du drame. Un bruit retentissant donna de
l’écho à sa démonstration. Des blocs de calcaire s’étaient détachés du plafond
de la cavité. Il se redressa : «
- Vous…vous…vous voyez. L’eau
s’est gorgée de l’acidité de la…la… l'atmosphère. Elle détruit un édifice
me…me…millénaire
- P't'être, mais faudrait
penser à s’barrer », s’inquiéta Geoffrey.
Une
réplique plus forte résonna. Mu par un réflexe insoupçonné, il évita de
justesse un bloc de pierre. S’il ne l’avait pas blessé, le volume de cet objet
minéral avait obstrué une bonne partie de l’entrée. Le garçon se précipita vers
le faible interstice qui restait, lorsqu’il fut agrippé par l’ancien. Il
vociféra. Le ton montait à mesure que sa peur l’envahissait. Son vis-à-vis le
maintenait mais ne pipait mot. Ses yeux étaient immobiles ; hypnotisés par une
clé de voûte naturelle. Elle céda dans un tonnerre assourdissant. Ainsi liés
dans un mélange d’animosité et de solidarité, les deux malheureux se
précipitèrent dans une alcôve.
Les
secousses durèrent un temps interminable. Geoffrey n’aurait su l’évaluer en
secondes, en minutes, voire même en heures. Ses seules unités de mesure étaient
celles de son angoisse croissante et celles de l’énergie de son téléphone :
23%.
Le
panache de fumée peinait à se résorber. Guidés par un instinct grégaire, les
deux animaux diurnes s’étaient blottis l’un contre l’autre. Ils reposaient leur
visage sur le torse de leur alter-égo, pour limiter l'absorption de la
poussière. Ils en protégeaient la tête avec leurs bras. Lorsque Geoffrey perçut
- ou espéra ? - un retour au calme, il se tourna vers son compagnon
d’infortune. Il lui ordonna de se remettre en route. Mais celui-ci demeurait
silencieux. Il était figé, malgré ses secousses verbales et physiques. Seul le
reflet de sa lampe, bougeait dans ses yeux immobiles. Il fallait changer de
stratégie. La situation périlleuse l'exigeait. Sondant sa mémoire, il reprit
les attitudes des éducateurs qui tentaient de contourner son impulsivité.
«
- Comment vous-vous appelez ?
- …
- Monsieur ? Je peux vous
appeler par votre prénom ? C’est comment ?
- Fa…Fa… Fabrice. Je suis
chercheur.
Avec
une telle dégaine, j’aurais deviné tout seul ; songea Geoffrey, avant de
reprendre : faut y aller Fab’ - je peux t’appeler Fab ? - On va par où à ton
avis ? » Celui-ci indiqua un goulet très étroit. Il n’était pas très
engageant, mais c’était la seule issue. Le jeune homme avait scruté
l’environnement avec son portable et n’avait rien vu d’autre : 18%.
Le
passage était légèrement plus large que celui que l’adolescent avait emprunté,
en entrant dans la grotte. Il rampait de la même manière. Pourtant, il en
percevait désormais tout l'inconfort. L’humidité du sol rafraîchissait son
torse et rendait ses appuis imprécis. Les odeurs d’aven saturaient son odorat.
Il devinait l’existence de chauve-souris, identifiées par le fumet de leur
guano ; mais tentait d’ignorer celle des araignées troglophiles. Il
grelottait malgré la thermorégulation géologique ; davantage d’effroi que de
froid.
Il
retrouvait le souvenir d’un étouffement, qu’il avait enfoui. Il songeait aux
joyeuses batailles d'oreillers d'enfant, qui se terminaient dramatiquement. Il
se défendait avec fougue. Mais son frère le dominait toujours et le raillait.
Compressant sa cage thoracique de tout son poids d’aîné, il recouvrait son
visage et ses pleurs d’un polochon. Un soir, il avait cru mourir. Il avait
abandonné la confiance en sa fratrie et en son corps à cet instant. L’emprise
et la texture de la pierre avait remplacé celle du coussin fraternel. Mais
l’obscurité et la dyspnée étaient les mêmes.
Il
progressait dans une nouvelle galerie, plus étroite que les précédentes,
lorsqu’un grand frisson le parcourut. Il venait de passer ses mains dans la
voie ouverte par son guide, lorsqu’il constata avec horreur que son torse
restait bloqué. Il tenta d’abord quelques mouvements chaloupés de son bassin.
Mais celui-ci ne se dégageait pas. Il se débattit plus fortement. Il bougeait
comme un damné ; comme ce canard que son oncle fermier avait décapité, avant de
le préparer pour le déjeuner. Le palmipède s’était échappé et avait
couru jusqu’à la mare, sans sa tête. Geoffrey avait huit ans. Il avait beaucoup
ri en voyant cela. Il en avait désormais dix de plus. La situation ne prêtait
plus à sourire. Il n’avait pas avancé d’un ergot ! Rien n’y faisait. Il ne
parvenait pas à s’échapper. Il était à nouveau prisonnier. La
bataille était terminée. C’était la dernière. Il laissa échapper un dernier
râle : «
- Fab’
- (...)
- (...)
- Ca…calme - souffler - trois
fois - bouche - respi un - nez (...) Enc…encore. »
L’homme
prêtait à rire au premier regard. Mais il n’avait d’autre choix que
de suivre ses instructions, sans en comprendre la finalité. Un nuage de brume
s'échappa de sa bouche dès la première expiration et de la toux qui
l’accompagna. La même que celle qu’il avait eue, lors de son premier pétard.
« Mais. Oui. Ça je sais le faire ! ». Geoffrey eut l’intuition que
l’usage de son expertise peu avouable, lui permettrait de se retrouver dans le
même flow. Ce sentiment de flotter avec une sérénité, cruciale en de telles
circonstances. Il s’appliqua donc à exécuter ce qu’il savait faire : jouer avec
la fumée ; avaler et cracher à volonté, au point de pouvoir dessiner des
cercles. Il fixait le pétillement de l’éclairage frontal de son
compagnon : une étoile dans cette nuit singulière. « Se concentrer ;
gonfler les poumons ; former un rond avec sa bouche ; souffler ; recommencer.
Recommencer. Recommencer ».
Après
quelques instants, il sentit un calme relatif. Il n’hyperventilait plus. Ses
poumons n’étaient plus saturés d’oxygène. Leur volume s’était réduit avec celui
de sa cage thoracique. Il pouvait s'extirper sans peine et avec satisfaction.
Fabrice
observait l’adolescent. Taciturne, il avait rarement goûté à une présence aussi
longue. Sa solitude lui évitait la crainte d’être rejeté. Il avait choisi un
métier le dispensant de la compagnie de ceux qui pourraient l’importuner.
L’intello, le binoclard et le bègue n’étaient plus moqués. Il était tranquille,
jusqu’à l'arrivée de cet agité, qui risquait de compromettre ses travaux. Il
avait fallu également lui faire comprendre les dangers encourus, après
l'éboulement. Et puis, finalement, il était redevable envers ce môme qui
l’avait sorti de sa léthargie. Peut-être même pour davantage que cela. Le gamin
avait un sale caractère ; mais il avait suivi ses pas et ses conseils.
Fabrice avait toujours souffert de se sentir mésestimé. En ce moment si
particulier, quelqu’un se tournait vers lui, avec une infinie reconnaissance.
C’était un bien, plus précieux que tous les minéraux prospectés dans les
entrailles de la Terre. Il commençait seulement à en percevoir le
scintillement.
Il
se recentra sur sa mémoire du lieu. Après l’effondrement, le seul exutoire
possible les menait dans le Réseau du Pastaga. Il devait être vigilant à ne pas
s’y engager trop profondément. S’il manquait l’embranchement souhaité, il
risquait de rejoindre le Réseau des Cétacés, amenant plus loin dans la falaise
et vers l’inconnu. Leur salut se situait en effet dans deux réseaux secondaires
devant se situer Main Gauche. Aidé de sa lampe
acétylène et de ses souvenirs, l’universitaire avançait prudemment. Obsédé par
l’organisation et le contrôle, il n’anticipait pas aussi bien qu’il le
souhaitait les répercussions de la démolition de l’entrée principale.
Lorsqu’il
trouva enfin la jonction attendue, il interrogea Geoffrey : « Le…le
RF6 est le plus direct ; mais le plus étroit.
- Prenons-le. La batterie de
mon téléphone sera bientôt en rade »
Ils
s’engouffrèrent dans un tunnel, plus étrange que les précédents ;
inquiétant le plus novice des deux.
- Pourquoi est-ce qu’on monte
comme ça ? Il faut escalader pour arriver tout en haut, près du
château ; c’est ça ?
- Les réseaux ne sont pas
horizontaux mon jeune ami. Nous étions légèrement descendus. Nous devrions
aboutir sur le sentier par lequel tu es arrivé. Imite tous mes gestes. Ça va bien
se passer.
Geoffrey
fut surpris par le ton de cette voix qui s’affirmait ; le rassurait. Il
était attentif aux consignes de son mentor du jour. Il s’appropriait chacune de
ses postures et se concentrait sur sa respiration. Les contorsions nécessaires à
son évolution lui faisaient prendre conscience de la finesse de chacune de ses
articulations. L’épaule pouvait effectuer quantité de rotations. Elle
permettait d’aller chercher des prises lointaines avec son bras. Elle
permettait de libérer le milieu du dos de sa veste, accrochée à un silex, grâce
à une souplesse inexplorée. Le bassin permettait bien plus que l'obscène
agitation avant-arrière, qu’il singeait avec ses copains. Il devenait un outil
de reptation appréciable. Il intériorisait tout cela, avec un plaisir
grandissant. Il oubliait progressivement le monde extérieur, quand soudain …
Un
bruit sourd.
Un
craquement discret d’os brisé.
Un
cri violent.
Sa
béquille identitaire silencieuse et sans batterie
« Fab’ ? »
En
guise de réponse, il perçut des gémissements. Il avança sa main droite pour
ramper dans cette direction maudite. Il s’écorcha en la reposant sur ce qui
devait être du calcaire. A sa place, il avait heurté le tranchant d’un caillou.
La galerie s’était effondrée. Dans une obscurité totale, ses craintes et sa
violence allaient exploser. Son poing, imbibé de sang, se refermait. Il serra
sa mâchoire avec la volonté de briser ses dents, comme il aurait voulu
pulvériser cette roche, constituée d’une matière similaire. Crispé, il ferma
les yeux et se souvint : calme - souffler - trois fois - bouche
- respi un - nez
Cette
enveloppe, que le flirt désiré avait rejetée. Cet outil qui lui servait à
provoquer ou à fuir. Ce corps … Son Corps. Il pouvait être utile ! Il n’avait
pas la vue, mais pouvait utiliser ses autres sens. Le système tactile pour
percevoir le filet d’air passant entre les gravats et les dégager avec finesse.
La proprioception pour envisager où il se situait par rapport à son camarade et
à la sortie. L'ouïe, pour l’entendre le remercier. L’odorat pour sentir …
…
l’air libre !
Il
saisit l’avant-bras de Fabrice pour l’aider à s’extraire du labyrinthe. Pour la
première fois, il perçut une expression sur son visage. Un sourire.
Fabrice
avertit les pompiers avec son téléphone. Ses indications étaient claires. Il
était dans un état de sérénité, qu’il n’avait jamais ressenti ; nourri par
cette confiance que son compagnon lui avait offerte et que cette libération
avait provoquée. Les secours arrivèrent vite. Bien trop vite pour prendre le
temps de partager des mots, qu’ils ignoraient encore. Ils venaient juste de
découvrir un pan d’eux-mêmes et la force de la solidarité.
Le
lycéen déclina l’ambulance. Il souhaitait rester seul ; mais pour une toute
autre raison, que celle qui l’avait amené ici.
C’était
un panorama radieux, comme la Seine en offre. Geoffrey prit une grande
inspiration. Jamais il n’avait pris autant de plaisir à gonfler ses poumons.
A
Rouen, le 7 juin 2025
Josselin
Dubourg