mercredi 13 août 2025

Emmenez-moi

 


Vendredi 20 juin 1969

Le soleil déclinait lentement, projetant des ombres allongées sur le chantier naval du Trait. 


Épuisés par leur semaine de labeur, les ouvriers quittaient les lieux. Leurs silhouettes se fondaient dans la lumière dorée du crépuscule. Les cliquetis des chaînes, le fracas des tôles entrechoquées et les coups de marteau résonnaient encore. Les odeurs de soudures persistaient. Elles imprégnaient l'air, évoquant des images de métal chauffé à blanc et de gerbes d'étincelles. C'était une odeur âcre et piquante, qui semblait s'accrocher aux murs. Le site manufacturier de vingt-cinq hectares était un géant qui ne sommeillait jamais.

Encore affairé à son pupitre, Piotr ne se lassait pas de cette atmosphère industrielle. La chaleur des fourneaux et celle des hommes se confondaient. Depuis moins d’un an en France, le polonais s’était rapidement intégré au village. Sa chevelure singulièrement persillée et son visage enjôleur y étaient pour beaucoup. Mais probablement pas autant que ses talents pour le football, qui lui avaient valu le surnom de Kopa. Comme cette ancienne star du ballon rond, il restait discret et altruiste. Ce jeune ingénieur était passionné par la conception des moteurs de navire. Sans cesse, il cherchait à améliorer la performance de ceux que produisait son entreprise. Dans cette dévotion, on trouvait un écho à sa passion footballistique, comme une manière de marquer sa reconnaissance envers cette communauté qui l’avait accueilli.

« Alors Pierre ? Toujours allergique aux vilebrequins ? » : Alain moquait Piotr avec bienveillance. Il avait francisé son prénom, avant de le prendre définitivement sous son aile. Son protégé le salua d’un sourire et d’un rapide pouce pointé vers le haut, avant de reprendre son montage. Il irait bien déjeuner chez son camarade samedi midi, mais en attendant il désirait fortement tester son invention. Il en avait dessiné les plans durant deux nuits. « Et, oui ce satané vilebrequin est vraiment trop volumineux ! », songeait-il impatiemment. Il démonta une nouvelle fois les éléments de sa maquette, pour changer l’ordonnancement du montage des pièces : les pistons, la bielle, le vil … « Toujours pas de place pour adosser mon dispositif ! », s’agaça-t-il.  Rien n’y faisait. Il ne parvenait pas à intégrer le boitier qu’il avait conçu. Ce dernier restait désespérément posé à côté des composants du moteur traditionnel. Juste là. Vraiment pas si loin. Le scientifique tordit machinalement un trombone. Il l’approcha quand, il s’exclama : « Hurra ! »

Il se précipita dans le bureau du directeur. Lequeux n’était pas d’humeur innovante. Il parlait au téléphone avec une intensité singulière. Les rides de son front semblaient plus profondes que d'habitude. Son poing était anormalement serré. Il leva les yeux, croisa le regard de Piotr, et esquissa un sourire forcé avant de retourner à sa conversation. Le collaborateur attendait devant la porte, se demandant ce qui pouvait bien préoccuper son patron à ce point. Celui-ci raccrocha au bout d’un long moment, vêtu d’un masque de résignation. Il le congédia aussitôt, non sans lui souhaiter un bon match. Il savait que le football était important pour la cohésion d’équipe. Mais cette politesse de façade masquait mal une inquiétude profonde. Piotr lui promit de revenir le voir le lundi matin avec son projet et une victoire.

Il travailla encore deux heures. Avant de quitter les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, il contempla le fleuve attenant. La lune éclairait la Seine et ses rives. Celle qui lui faisait face comportait une colline remplie d’arbres centenaires. Il sourit en songeant aux légendes sur les loups-garous et Dracula, qui avaient bercé son enfance. Davantage que la peur, c’est la quiétude que ce paysage symbolisait désormais. Il reprit son chemin sur sa côte d’adoption : Le Trait. La cité ouvrière avait été construite près de la Seine, afin d’héberger les travailleurs à proximité. Les urbanistes avaient séparé les quartiers, selon le rang de leurs occupants. Ainsi, les habitations des cadres se situaient sur les coteaux, tandis que le peuple avait parfois les pieds dans l’eau. Mais ce qui fascinait le plus Pierre, c’était l’aura qui se dégageait de la Place du Marché. Ce soir, lors du banquet annuel, hommes et femmes mangeraient, boiraient, danseraient et s’embrasseraient sans se soucier de leur caste et de leur genre. Il adorait cette cité lacustre.



Samedi 21 juin 1969

La pluie accompagnait ce samedi de début d’été. Le rayonnement orangeâtre des flammes dans la cheminée supplantait le gris du ciel. L’âpreté du cidre fermier tranchait avec l’hospitalité d’Alain et de sa fille, Céline. Elle avait préparé une tarte aux pommes. Le néo-traiton en savourait chaque bouchée. L'acidité des pommes, légèrement croquantes malgré la cuisson, s'harmonisait merveilleusement avec la suavité enveloppante du liant. Chaque morceau de fruit semblait fondre en bouche, tout en conservant une pointe de vivacité qui réveillait les sens.

Son attention se porta sur Céline. Pour la première fois, il remarqua la richesse de ses contrastes, tout comme celles de son dessert. Ses pommettes saillantes prolongeaient un sourire d'une douceur infinie. Ses cheveux courts, d'un noir profond, encadraient un visage où brillaient des yeux pleins de malice. Il y avait dans l’intensité de son regard de la simplicité comme de la détermination. Il illuminait toute la pièce. Son élégance naturelle tranchait avec la force de caractère qu'il devinait en elle. Elle incarnait une harmonie complexe qui le captivait. 

Son hôte le tira de sa contemplation : « Goûte-moi ça ! Vous autres, les polaks, ne jurez que par la vodka. Mais, il est temps que tu prennes le goût des bonnes choses et que tu deviennes un normand digne de ce nom ! »

Alain avait sorti de son armoire une bouteille en grès de couleur brique. Il en ôta délicatement le bouchon de liège. Après avoir religieusement senti les odeurs qui s’en échappaient, il servit abondamment le liquide dans deux tasses. Il décrivit avec passion les arômes que devait rechercher son visiteur. Satisfait, il en engloutit une bonne gorgée. Le novice se prêta au jeu, admettant volontiers la finesse du breuvage. Puis ils levèrent tous les deux leur tasse joyeusement. Mais au lieu de la jeter au sol, comme il est de coutume en Pologne, Alain s’y versa du café. Sourire jusqu’aux oreilles, il prononça « cafaé coueffi ». Il termina cul sec avant de s’assoupir.

L’invité essayait péniblement de résister aux effets de l’alcool, lorsqu’il entendit Céline : « Si tu t’y connais bien en mécanique, tu peux peut-être m’aider. » Il la suivit béatement, tandis qu’elle lui expliquait le marché qu’elle avait conclu avec son père. Elle avait récupéré un solex hors d’usage. Comme beaucoup d’hommes, il n’envisageait pas qu’une femme puisse piloter une telle machine ; en particulier, sa fille de dix-neuf ans. Néanmoins, devant son insistance, il avait cédé. Elle pourrait la conduire si elle parvenait à la réparer seule. Ce défi correspondait à ce garçon manqué ; il enchantait cette femme de challenge.

Elle l’interrogea « 

- Tu connais ? 

- C’est un vieux modèle, non ? 

- Mais non, je te parle de la chanson qui passe à la radio en ce moment, Kopa ! »

Le jeune homme était encore perturbé par l’ingestion du calva. Plus encore par cette amazone, pleine de surprise. Il ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. Probablement par pudeur – c’était « la fille de son collègue » - ou, plus simplement parce qu’il passait plus de temps à étudier ses plans que lorgner sur les jolies demoiselles.  Il se recentra sur la question de Céline. Il expliqua maladroitement qu’il aimait le rythme et l’univers d’« Emmenez-moi ». Elle évoquait sa passion pour les bateaux. Il consentit toutefois que Charles Aznavour chantait parfois trop vite pour son niveau de français. 

A l’atelier, tout n’était que bruit. Ici, Piotr n’entendait que cette musique et la chorégraphie envoutante de la maîtresse des lieux. Elle se déplaçait avec une assurance captivante. Ses gestes étaient précis et fluides. Elle saisit une clé avec délicatesse, refermant le tiroir d'un mouvement de hanche gracieux. Chaque outil semblait trouver naturellement sa place dans ses mains, comme si elle dansait avec lui.

« Moi qui n'ai connu toute ma vie que le ciel du nord. J'aimerais débarbouiller ce gris
En virant de bord. Emmenez-moi au bout de la terre. Emmenez-moi au pays des merveilles. Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil...Tu ne trouves pas que c’est beau ? », s’émut-elle.

Pierre rougit. Il avait toujours éprouvé des difficultés à échanger avec la gent féminine. Il s’exprimait mieux avec un ballon qu’avec des mots. Les paroles de la chanson étaient belles ; mais pas autant que celle qui venait de les prononcer.

Sentant sa gêne, comme la sienne, Céline recentra la conversation sur la réparation. Elle tenait à réaliser elle-même les opérations. Piotr commença d’abord à la guider au son de sa voix feutrée. Cela lui permettait de se concentrer et de retrouver de l’assurance. La manœuvre de démontage du pédalier était ardue. Il s'approcha doucement pour l'aider. La lumière du jour perçait faiblement à travers les fenêtres du garage, mais son corps faisait écran. Il la contourna délicatement pour lui faire profiter de cet éclairage naturel. Ce faisant, il l’effleura. Perturbée par la proximité de ce corps plus attirant qu’elle ne l’avait imaginé, elle laissa tomber sa clef. Il se baissa et lui tendit délicatement. Leurs paumes se touchèrent furtivement. Puis Céline agrippa fermement sa main et la conduit vers elle. La radio se tut ; le temps se suspendit. Seule subsista une mécanique animale. 



Dimanche 22 juin 1969

Céline tournait le dos à l’imposant chantier naval et ses poutres saillantes. Assise sur un banc de bois, elle observait la Seine et ses rondeurs, s’écoulant avec légèreté. Son regard brillant exprimait son désir de liberté. Elle observait une branche de pommier, transportée par le vent, flottant délicatement sur le fleuve. Étrangement, ses fleurs semblaient toujours sèches et leur rose ,si caractéristique, resplendissait sous les rayons du soleil. Ils scintillaient sur l’eau, comme sur sa joue et à l’extrémité de ses yeux.

Elle aperçut son amoureux. Il n’avait pas besoin d’Hélios pour briller. La veille, elle avait pu observer ce que ses vêtements laissaient deviner : une musculature parfaite, ni trop imposante, ni trop saillante. Des bras longs et forts pour l’enlacer tendrement. Un torse puissant exprimant la solidité et l’invitation à y reposer sa tête, après s’être livrée passionnément. Mais ce qu’elle préférait chez lui, elle l’avait déjà vu depuis longtemps : ce sourire discret et généreux, qui accompagnait sa gentillesse. Ses yeux, d’un vert aussi profond que ce qu’elle devinait de son âme et de son cœur.

Ils échangèrent longuement. Le verbe confirmait ce que la passion avait révélé. Une empathie rare et précieuse ; cette volonté et cet espoir d’un avenir meilleur. Piotr expliqua le projet qui l'occupait : un mécanisme permettant de récupérer l’énergie produite par les moteurs des bateaux.

« Grâce à cela les navires consommeront moins de fuel lourd. Tout le monde ne jure que par cela car c’est une énergie intéressante et peu chère. Mais, d’après mon cousin, il y a un risque que les prix augmentent. Avec mon système, l’entreprise aura un coup d’avance sur la concurrence. Et puis … ». Il désigna un terrain jauni, à proximité de l’usine. « Regarde là-bas. Il y a eu une fuite sur une péniche que nous y construisions. Cela date d’un an et la nature peine à recouvrer ses droits. Vois comment l’essence de ton solex est poisseuse. Tu sais, j’ai lu un article récemment dans une revue scientifique. Il parlait des répercussions des déversements de pétrole sur l’environnement. Cela m’a fait réfléchir à la manière dont nous pourrions réduire notre impact sur la nature. Je pense que c’est une responsabilité que nous devons prendre au sérieux, même si ce n’est pas encore une priorité pour beaucoup. Comme mon boulot est de concevoir les meilleurs moteurs, je me concentre sur l’économie et j’argumente là-dessus. J’espère que le boss sera sensible à cet enjeu et m'appuiera. »

Céline était conquise. En retour elle expliqua comment elle militait pour donner une meilleure place aux femmes. Elle indiqua qu’elle irait manifester lundi, avec d’autres militantes. Elle expliqua qu’elle ne portait pas de soutien-gorge, qu’elle considérait comme un signe d'oppression des femmes. « Alors ce n’est pas que pour moi ? » glissa-t-il malicieusement.

Après avoir embrassé fiévreusement sa dulcinée, Pierre songea à Alain. Il avait de la sympathie pour l’homme et de l’admiration pour le père. Il savait qu’il avait élevé sa fille seule. Il mesurait à quel point il était soucieux de son épanouissement, l’encourageant dans toutes ses initiatives. Il comprit ensuite pourquoi elle lui avait donné rendez-vous ici : sa mère s’y était noyée, il y a dix ans. Il la remercia de lui avoir confier et lui promit qu’elle ne serait plus jamais seule.

Elle se blottit contre l’ingénieur, subjuguée par la finesse de ses gestes et leur harmonie. Leurs corps s’imbriquaient instinctivement.  Lui qui intellectualisait tout ; lui qui peinait à ajuster toutes les composantes de sa maquette ; lui qui découvrait la richesse de l’amour. Tout simplement. Fasciné, il l’entendait murmurer les paroles de ce qui était devenue « leur » chanson. Se redressant, elle lui offrit l’intégralité de son visage et davantage de voix et pour en chanter la fin : « Emmenez-moi au bout de la terre. Emmenez-moi au pays des merveilles. Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil... Dis, on partira loin ensemble ? », s’enquit-elle avec cette expression qui faisait céder le cœur de son père.

Piotr tourna délicatement sa tête. Il balaya le paysage du regard. L’usine qui le nourrissait était à moins de cinq cents mètres. A l’opposé et à distance équivalente, le village qui l’avait accueilli si chaleureusement. Il la contempla profondément : « Je crois que j’ai trouvé tout ce dont j’ai besoin ici. »

Les deux amants se quittèrent avant la nuit. La journée qui suivrait promettait d’être dense pour l’un et l’autre. Ils se promirent de se retrouver le lendemain au même endroit pour profiter du coucher du soleil.



Lundi 23 juin 1969

Piotr avait pris l’habitude d’arriver très tôt au travail. Ainsi, « je suis l’un des premiers à me blottir dans les bras du Géant du Trait », expliquait-il.  Ce matin, il fredonnait les paroles d’Aznavour, qu’il avait apprises par cœur. Céline les avait griffonnées sur un papier qui ne le quittait plus. Pourtant l’ambiance était étrange. Les sons tintaient différemment. Le pétrichor dominait l’odeur des soudures L’éclairage principal était encore éteint. Une lumière était isolée : celle du bureau de Lequeux. Lorsqu’il s’en approcha pour le saluer, il vit son chef converser énergétiquement. Vêtu d’un trenchcoat noir et n’ayant pas pris la peine d’ôter son couvre-chef, le visiteur lui tournait le dos. Le directeur aperçut son subordonné et d’un signe furtif à travers la vitre, l’invita à revenir à dix heures.

En s’éloignant, il entendit le ton monter davantage. La reprise de ses travaux lui offrit une bulle de calme et de répit. La situation ne lui plaisait guère. C’est donc avec une certaine appréhension, qu’il retourna voir les deux belligérants à l’horaire convenu. Lequeux fit les présentations d’usage : « Twardowski, voici le représentant de Worms et Cie : le propriétaire des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime. Monsieur Fournier, voici l’adjoint dont je vous ai parlé. »

Le ton était très officiel. Il avait désigné son collaborateur par son nom de famille. Pas Piotr ou Pierre, et encore moins Kopa ! La posture et la tenue de Fournier n’auguraient pas non plus d’une semaine joyeuse. Mais le pire était à venir. « N’y allons pas par quatre chemins. Le chantier ne rapporte pas assez d’argent. Nous allons le fermer dans les deux ans à venir ! ». La nouvelle était un terrible choc. Lequeux se chargea de répondre, tandis que Pierre était encore assommé par l’impensable. « 

- Et qu’allons-nous faire des deux grands vraquiers en construction ?

- Oui, j’ai jeté un œil aux cales. Ils sont de belle facture et vous honorent. La Compagnie Louis Dreyfus, qui les a commandés, devrait être satisfaite … »

Les deux hommes du Trait s’observèrent, retrouvant espoir grâce à cet argument remarquable. Mais le sinistre messager n’avait pas terminé sa phrase : « … ils seront terminés au Havre. »

Fournier les avait toisés avec cynisme. Chacun connaissait la rivalité entre les deux chantiers normands. Tâchant de retrouver de la contenance, l’ingénieur brandit sa maquette et rétorqua : « Je viens de mettre au point une nouvelle technologie, qui nous permettra de vaincre aisément nos concurrents, Cher Monsieur Fournier. »

Il essayait de manœuvrer le plus habilement possible, en jouant sur l’orgueil de ce sinistre émissaire.  Il espérait le flatter en utilisant des termes dominateurs. Il poursuivit : «  

- Grâce à cela, nous pouvons récupérer jusqu’à vingt pourcents de l’énergie générée par les turbines. Cela fera des économies de fuel lourd ; ce qui intéressera les compagnies maritimes qui nous achètent les bât….

- Le baril de pétrole est à cinq-cents francs depuis des années. Faut sortir un peu les polaks ! On s’en fout des économies d’énergie des clients. Ce qu’il leur faut, ce sont des navires aussi peu chers, que nos marges seront grandes. On n’est pas chez les soviets ici !»

Lequeux s’empressa de congédier son subalterne. Sa présence ne ferait qu’envenimer les choses. « La Messe est dite ; songea-t-il. Mon rôle va être de temporiser au maximum la décision. Atténuer le choc tant que faire se peut, pour mes gars, comme pour la population de cette ville, qui s’est construite avec nous. »

Avant la création du chantier naval, la population du Trait comptait moins de quatre cents âmes. Plus de six mille habitants y résidaient désormais. Il s’agissait principalement d’ouvriers travaillant pour l’entreprise : « sa famille ». Mais Fournier n’en avait que faire et poursuivait son monologue pédant, empli de racisme et d’anticommunisme.

Pierre était encore abasourdi, lorsque son compatriote Adrian, débarqua dans son bureau. « 

- T’as su pour Alain ?

- Euh, non ; bafouilla-t-il maladroitement, incertain de pouvoir encore engager quelque conversation que ce fût

- Sa fille …

- Céline ? »

Son sang ne fit qu’un tour. L’adrénaline emplissait son corps et ses yeux, écarquillés par la crainte. 

Adrian expliqua : « Elle a été à la manifestation de ce matin. Elle a été tuée. Un projectile : un pavé ou une munition. On ne sait pas. Les versions divergent selon les …. »

Pierre n’entendit pas la suite. Les explications étaient vaines. La mort est bien la seule chose qui n’en mérite pas.  

Le visage fermé, il s’engagea dans la réserve et se saisit d’un vilebrequin. D’un pas nerveux, il quitta le lieu pour rejoindre le ponton numéro quatre. C’est là qu’ils s’étaient donnés rendez-vous avec Céline. C’est là qu’ils s’étaient langoureusement embrassés. C’est là qu’il avait su qu’il avait trouvé l’Amour.

Mais en un instant tout s’était effondré. Son projet avait été balayé d’un revers de main. Le Géant chancelait. Par-dessus-tout, il venait de perdre celle qui avait illuminé sa vie et ses espoirs en un avenir meilleur

 Il attacha l’appareil avec une amarre. C’était l’un de ces nœuds très solides, qu’il réalisait pour réparer les filets de football. Il sortit un papier de sa poche, qu’il compressa fébrilement en une boule. Au bord des larmes, il bredouilla « emmène-moi au pays des merveilles ».


Le soleil déclinait lentement, projetant des ombres allongées sur le chantier naval du Trait. Il savait que l’Amour de Céline et Piotr serait éternel. Avec lui, il avait découvert combien l’amour de la mécanique navale pouvait lier les Hommes. Il ne mesurait pas encore à quel point il pouvait aussi nourrir leur égo et détruire le reste.




                    A Rouen, le 18 avril 2025



                                    Josselin Dubourg

samedi 28 juin 2025

Si près pour aller si loin

 


Il me reste soixante kilomètres à parcourir pour rejoindre Dieppe. Ce n'est rien et beaucoup à la fois. Environ deux heures de vélo, c'est une petite sortie. Donc rien. Mais la fatigue s'est accumulée depuis mon départ à 6h20. Il est 22h. J'ai déjà parcouru 340 km. Trois-cent-quarante-kilomètres : je n'ai jamais rouler autant. C'est donc beaucoup.

Pas tant que les tracas qui m'ont accompagné jusqu'à cet instant. Je les avais bien gérés et acceptés jusque là. Cette crevaison risque de porter le coup de grâce. La semaine professionnelle a été délicate. La maison vit au rythme de Parcours Sup et de ses incompréhensions. Le sport fait partie de moi ; mais je vous laisse imaginer à quel point l'avenir de Solène est bien plus important. Je viens d'utiliser ma dernière chambre à air de rechange. Je suis seul, en pleine Vallée de la Bresle, c'est à dire au milieu de rien. En journée, je n'hésite pas à interpeller les riverains pour remplir mes bidons et mon besoin social. Mais la nuit tombe, apportant son lot de doutes, de craintes ataviques et de réminiscences. 

Le poids des ténèbres pèse bien plus que celui de la course. On peut se préparer et s'entraîner pour une compétition sportive. L'épreuve nocturne, comme celle du passé, est bien plus difficile à appréhender. Je comprends à cet instant ce qui pousse de nombreux concurrents à abandonner en ultra-distance. 

Les perspectives visuelles se referment, tandis que s'ouvre la boîte à questions. "Si je subis une nouvelle crevaison, vais-je réussir une réparation de fortune comme celle que j'ai vue sur le net ? Si je ne peux toquer à une porte à minuit, trouverais-je un porche pour m'abriter ? Ou, pire, devrais-je demander à un taxi ou un copain de venir me chercher, signifiant un abandon ? David est prêt, même s'il est à une heure d'ici. C'est loin pour beaucoup, mais c'est près pour un Ami. On a bien ri avec Quenotte lorsqu'il m'a juré qu'il serait d'astreinte en cas de coup de blues, même dans l'avion qui l'amène en Corse. Il suffit de ces pensées et de la certitude de leur soutien pour me faire sourire et retrouver l'état mental pour lequel je me suis préparé :

Je venu là pour ça !

Découvrir la nuit et affronter les démons, qui profitent de chaque point de rupture pour se rappeler à mes mauvais souvenirs. Leurs petites voix que j'entends quand je ne réussis pas. Elles raisonnent d'autant plus fort dans les sport d'endurance qu'on y a investi son temps et son égo. Je les sens qui rodent autour de moi. Prêts à m'assaillir, me pousser à abandonner et confirmer ce que j'ai longtemps cru : mes faiblesses ou ces plafonds de verre, sportifs comme professionnels, auxquels je me heurte. Je leur parle :

Eh, salut les copains ! Comment ça va depuis la dernière fois ? Ca fait un bail ! Comme la confiance en moi vous a éloignés, je me suis mis en danger ce soir. Une semaine de merde, peu de sommeil, de la fatigue physique, la nuit, la galère avec mon vélo, que je n'ai pas suffisamment préparé : un lapsus organisationnel ?  Ca m'a fait plaisir de vous revoir. Mais le bonhomme et sa monture sont prêts : je repars. "Désolé les mecs, mais j'ai une fille à voir" (Will Hunting) : l'arrivée.

- Click -

Mon esprit a switché. "La machine" est de retour. J'enclenche mes outils à volonté. Un Spoème, d'Olivier Hervé : mon préféré.

De la musique, sans MP3 : Born to Run (Bruce Springsteen), Ghost in your heart (Bad English), Hold On To Tonight (Heaven's Edge), Welcome the Night (groupe havrais inconnu, rencontré sur un concert avec Black Design), Changing my Mind (Révolution Saints)

J'imagine que si je devais écrire "La prépa mentale pour les Nuls", je diviserais le bouquin en trois parties. 1. Identifie tes faiblesses : elles sont suffisamment stupides pour se répéter depuis ton enfance. 2. Utilise tes propres leviers : c'est probablement là qu'ils s'y trouvent aussi. La musique, les rires et l'amitié chez moi. 3. Quand tu t'apprêtes à rouler aussi longtemps, essaie de savoir pourquoi, pour-quoi et pour où. Ca t'aidera à retrouver ton chemin et actionner tes outils lorsque tu t'égareras. La préparation mentale, c'est aussi simple que cela en fait. 

Je m'imagine battre la mesure à la batterie, pour appuyer mon pédalage. J'engage Another Night  et ma descente de toms, avant celle de Sauchay. Souvenir impérissable de la prestation des Decibel sur le stade de Thérouldeville. La musique, les rires et l'amitié : c'est si simple pour moi.

Pour peu, j'aurais l'impression d'avoir les copains avec moi. Ce que David fît ce midi pendant deux heures, en partageant une partie du parcours, qui passait près de chez nous. Les rires et l'amitié : c'est si simple pour moi.



Jamais le temps n'est passé aussi vite sur un vélo. Paradoxalement, rouler de nuit est très sécurisant. Les voitures te voient de loin et peuvent te dépasser sans risque. C'est surtout grisant, comme ces foulées que l'on réalisait pour jouer avec ce qui ne devenait plus qu'une forme ronde et blanche, dans ton quartier pas éclairé : le foot de rue et ce qu'il apportait de sociabilité. Il n'y a pas que des saloperies qui t'arrivent quand tu es gamin. C'est à toi de choisir ce que tu veux retenir. C'était à moi de choisir si je voulais remonter sur le vélo ou bâcher. C'est tout sourire que j'arrive à la base vie. Je me retourne instinctivement, comme pour observer le chemin parcouru : "T'as perdu Lebouvier !".

Quatre cents bornes en moins de dix neuf heures. J'avais été cherché bien plus que le chrono et la distance, mais je suis quand même fier de faire tamponner ma carte de Brevet Randonneur Mondial sur 400 km : BRM 400. Patrice m'accueille. Il veille toutes les nuits pour accueillir les participants de l'Etoile Normande. Le concept est parfait : dix boucles autour de Dieppe, que chacun peut parcourir pendant dix jours. Les finishers, comme Guillaume, réaliseront plus de deux mille kilomètres en neufs jours, profitant de la Brasserie Dieppoise pour récupérer. Pour ma part, j'ai choisi de concentrer mon effort sur trente quatre heures. Quatre cents bornes ce samedi. Un couchage express dans la voiture, pour ne pas importuner les autres cyclosportifs installés dans le dortoir, par mon bruit de moteur ... Et la dernière étape dans moins de quatre heures avec Guillaume, mon camarade d'entraînement cantilien. Je profite des commodités du lieu pour me brosser les dents (à l'eau !) avant de remercier chaleureusement mon hôte :"Je n'ai jamais été aussi près, pour aller si loin".

Un Ironman au Danemark pour me révéler ; deux en Hollande, dont un me confrontant à l'abandon et des limites que j'ai dépassées ; la Gravel Of Legend (GOLD) entre Arromanches et Angers ; puis deux monuments du cyclismes dans les Flandres et à Roubaix. C'est pourtant à moins de trois quart d'heures de route, que je viens de parcourir ma plus longue en distance et un voyage intérieur encore plus grand.


Le repos dans le Scénic fut court et inconfortable. Mais je me console, en me disant que mon aventure aurait pu être moins longue et son issue moins confortable si j'étais revenu à la maison trop tôt. J'imagine la tête de Vanessa et l'inquiétude de mes filles,  en pleine nuit, et anticipe leur interdiction de m'aligner à nouveau sur de tels formats. J'imagine la tête et la réaction de Christophe, Mon Poulain, si j'avais abonné : pas crédible le coach !  Le mari, le papa et le coach sont prêts à en découdre. Le copain de vélo attend impatiemment son sparing partenaire pour le débriefer de ses mille huit cents kilomètres accomplis.



Après un petit déjeuner rapide avec Guillaume, nous enfourchons nos fidèles montures. Il me détaille ses journées de deux à trois cents bornes, que j'avais appréhendées au travers de nos échanges WhatsApp. Il me parle de l'ambiance de la semaine ; de ses compagnons avec qui il partageait kilomètres avant de se séparer ou se rejoindre, en fonction du rythme de chacun. Plus la distance s'allonge, plus il faut être à l'écoute de ses sensations ; au risque d'exploser en voulant suivre ou attendre son coéquipier. Et plus la distance s'allonge, plus les rencontres sont mémorables. Cela créée ou impacte des amitiés avec autant de force que la route fut difficile. Paris-Roubaix : une de ces nombreuses cerises sur le gâteau, que l'on partage avec David depuis trente ans. La GOLD : cette pépite que j'ai trouvée en Jérôme ; un métal aussi précieux que ce qu'est devenu Quenotte à mes yeux. Tandis que nous roulons à bon train, nous croisons ainsi Patrick, un dieppois très sympa et Bob Watt, un britannique dont le nom prédestinait à la bicyclette. Pardonnez la facilité de cette vanne qui n'a d'égal que mon coup de pédale : on a vent dans le dos.

Las, nous nous engageons dans le Pays de Bray et ses cuvettes incessantes, sous une chaleur méditerranéenne. Il est dix heure, lorsque je m'asperge déjà d'eau dans le magnifique village de Gerberoy. L'indice UV était de trois, hier. J'ai donc fait l'impasse sur la crème solaire. Mal m'en a pris : j'ai rougis. Patrick et son collègue m'attendent patiemment. Au gré des côtes que je subis de plus en plus, il prennent la décision de poursuivre seuls, devant. Ils ont bien raison : ma course s'est achevée avec mon BRM 400 la nuit dernière. Aujourd'hui cela devait être une balade relâchée, comme la dernière étape du Tour. Je n'ai plus l'esprit à me faire mal. Mais c'est avec plaisir que nous les retrouvons alors qu'ils sortent d'un café ou d'un restaurant. Je comprends pourquoi il va vite avec ses prolongateurs : il est pressé de faire la tournée des bars ! La joyeuse bande se formant et se reformant au grés des pauses, nous nous retrouvons à Forge les Eaux. On les laisse filer : je veux profiter des ombrages de cette station thermale pour effectuer une micro-sieste. J'en ai autant besoin qu'envie de tester ce mode de récupération en vue de Paris-Brest-Paris 2027. En effet, il ne faudra pas compter sur un lit douillé et des nuits de huit heures pour effectuer l'épreuve dans les délais impartis. Je repars rafraichi, ragaillardi, la tête pleine de sourires, et le séant ...  Disons simplement que si je dois chercher un sponsor, ce sera plutôt Mitosyl qu'un fournisseur de boissons énergétique !

Nous progressons à rythme de sénateur sur l'Avenue Verte, ponctuée de ces incessants cédez le passage. Vous noterez mon allitération en "S", confirmant que nous roulons en France. "Quand on voit ce qui existe [en Europe du Nord] et quand on voit ce qu'on tape [ici] " (Les Inconnus). Il est quinze heures lorsque nous arrivons sur le plan d'eau de Saint-Aubin-Le-Cauf. Nous avons plus d'une heure d'avance sur la barrière horaire. Arrêt trempette et arrêt tout court pour apprécier l'instant. Cela fait près d'un an que nous nous sommes lancés dans cette aventure et que nous nous entraînons régulièrement ensemble. Il va devenir Finisher avec plus de deux mille bornes au compteur. J'ai choppé mon BRM 400 et pas mal d'enseignements dans la perspective de mon Défi 2027. C'était important de se poser un peu pour repenser à cette année et à cette adage du philosophe le plus célèbre de ce blog : "L'aventure ensemble ; le défi face à soi-même" (Quenotte).

S'en suit un phénomène exceptionnel, probablement lié aux les circonstances du jour. La longueur de l'épreuve, sa difficulté, la fatigue, le soleil, les bienfaits de l'étang ou la présence de ce nouvel ami : je ne saurais écrire celle qui impacta le plus. Pour reprendre le thème de ce billet, alors que nous sommes si proches de l'arrivée, je n'ai jamais été aussi loin dans cet état. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cela fait dix minutes que ...

... je ne parle pas !

En silence, je contemple les oiseaux et la vue sur le Château d'Arques, tandis que des petits poissons me chatouillent les pieds. Je me retourne vers Guillaume, dans cet état de sérénité et de béatitude, qui le caractérise. C'est un athlète qui met à mal la profession : il n'a pas besoin de coach ! Son mindset est exemplaire. Beaucoup considèrent le préparation mentale à l'aulne d'une épreuve sportive. Pourtant, l'état d'esprit, l'adaptabilité, la résilience et les outils se travaillent au quotidien. Avez-vous déjà rencontré des marathoniens s'aligner sur l'épreuve reine, après trois sorties d'une heure ? Non ? Il en est pourtant de même sur la préparation mentale ! Improviser trois séances à l'approche de l'échéance relève du mythe et du gadget. A vrai dire, Guillaume porte assez mal son surnom "Groyom" (grognon) et devrait prendre celui dont m'affuble Christophe : "Maître Zen".


Un instant magique, comme peut nous en offrir l'ultra. A un kilomètre de l'arrivée à la brasserie, il reste un pétard de près de 14% à franchir avec cette question existentielle : mais pourquoi faut-il monter si durement, avant de descendre des bières ?



IronLoulou
Un périple si près, qui m'a amené si loin.
Mais qu'est-ce qu'on est bien quand on va loin !



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Pour les suiveurs de Strava, c'est ici : https://www.strava.com/activities/14808811809

Boucle 3 : 170 km avec Groyom

Boucle 2 : 200 km avec la nuit

Boucle 1 : 200 km avec David un moment








samedi 7 juin 2025

Geoffrey


C’était une matinée pluvieuse, comme la Normandie en propose. Geoffrey aspirait machinalement de petites bouffées de cannabis. La fumée ne brûlait plus ses poumons depuis bien longtemps.

Geoffrey était un adolescent, dont la nervosité avait imprégné tous les traits du visage. Ses yeux hagards, agissaient comme un condensateur de l'électricité parcourant ses pommettes et son front saillants. Ses cheveux étaient hirsutes, comme traversés par la foudre. La pointe de son menton appelait les éclairs qui le nourrissaient. Son regard perçait les ondées remplissant la Seine, pour atteindre le complexe industriel de Renault - Cléon. La vitesse et les voitures étaient ses uniques passions. Cette usine ; sa seule perspective. Il y rejoindrait son père et son oncle, après que son grand-père y eut terminé sa carrière comme contremaître. Un avenir tout tracé pour un lycéen agité qui supportait péniblement l’école ; et réciproquement.

Il jeta son mégot, avant de reprendre sa marche et ses réflexions, teintées du gris du ciel. La fille qu’il convoitait l’avait éconduit, provoquant les railleries de ceux qui se disaient ses camarades. Humilié, il avait quitté son cours de mécanique avec fracas, avant de se retrouver là. Si las.

Le chemin forestier le conduisait dans les Roches d’Orival : ces falaises blanches surplombant le fleuve et comportant quelques vestiges d’habitations troglodytes. L’endroit idéal pour échapper à la médiocrité des hommes et du temps. Peut-être aussi à ses démons.

Ses pas le guidèrent jusqu’à une grotte, occultée par un grillage et un panneau d’interdiction de pénétrer. Piqué par la curiosité, il remarqua un espace lui permettant d’entrer en se contorsionnant un minimum. Il se glissa entre le métal et la paroi, avant d’en atteindre l’accès : une ouverture d’à peine un mètre de large. Il saisit son téléphone pour en utiliser la lumière et s’y engouffra. La batterie indiquait 47% d’autonomie.

Comme tous les enfants d’Orival, il avait joué dans ces cavités locales. Plongé dans ses souvenirs, il évolua avec l’insouciance juvénile qui les accompagnait. Il parvint à cette salle qu’ils avaient nommée la Geôle Maudite ; en référence aux ruines du Château Fouet, préservées en haut de la colline. Mais au lieu d’un groupe de chahuteurs, il tomba nez-à-nez avec un adulte étrange. Ses lunettes vissées sur un nez aquilin, prolongeaient son regard fixé sur son ouvrage. Sa bouche était inflexible ; ses gestes parfaitement maîtrisés. Il grattait et photographiait un pan de craie, sans se soucier de cette nouvelle présence. La chute d’un silex, succédant à un léger grondement, le tira de son travail méticuleux. Il aperçut Geoffrey et le salua timidement. Avec un léger bégaiement, sa tête tournée vers le sol, il l'invita à ne pas entrer dans sa sphère. Ce dernier obtempéra bien plus par surprise que par crainte. Il éteignit l’application de son portable et fit un tri, plein d’amertume, dans ses photos. Il affichait 35%.

 L’inconnu s’éclairait avec un dispositif étrange. Accroché à son casque, une coupole de cuivre reflétait une flamme. Sa lumière projetait des ombres, dansant sur les murs et plongeant la pièce dans une ambiance paléolithique oubliée. Des lignes sombres avaient remplacé les peintures rupestres. Parallèles, elles semblaient se rapprocher à mesure qu’elles se situaient à proximité du plafond. Le spéléologue se retourna et expliqua leur lien avec l’accélération du réchauffement climatique. Puis, il s’agita, en pointant du doigt une proéminence, qu’il désigna comme une preuve irréfutable du drame. Un bruit retentissant donna de l’écho à sa démonstration. Des blocs de calcaire s’étaient détachés du plafond de la cavité. Il se redressa : « 

-          Vous…vous…vous voyez. L’eau s’est gorgée de l’acidité de la…la… l'atmosphère. Elle détruit un édifice me…me…millénaire

-          P't'être, mais faudrait penser à s’barrer », s’inquiéta Geoffrey. 

Une réplique plus forte résonna. Mu par un réflexe insoupçonné, il évita de justesse un bloc de pierre. S’il ne l’avait pas blessé, le volume de cet objet minéral avait obstrué une bonne partie de l’entrée. Le garçon se précipita vers le faible interstice qui restait, lorsqu’il fut agrippé par l’ancien. Il vociféra. Le ton montait à mesure que sa peur l’envahissait. Son vis-à-vis le maintenait mais ne pipait mot. Ses yeux étaient immobiles ; hypnotisés par une clé de voûte naturelle. Elle céda dans un tonnerre assourdissant. Ainsi liés dans un mélange d’animosité et de solidarité, les deux malheureux se précipitèrent dans une alcôve.

Les secousses durèrent un temps interminable. Geoffrey n’aurait su l’évaluer en secondes, en minutes, voire même en heures. Ses seules unités de mesure étaient celles de son angoisse croissante et celles de l’énergie de son téléphone : 23%.

Le panache de fumée peinait à se résorber. Guidés par un instinct grégaire, les deux animaux diurnes s’étaient blottis l’un contre l’autre. Ils reposaient leur visage sur le torse de leur alter-égo, pour limiter l'absorption de la poussière. Ils en protégeaient la tête avec leurs bras. Lorsque Geoffrey perçut - ou espéra ? -  un retour au calme, il se tourna vers son compagnon d’infortune. Il lui ordonna de se remettre en route. Mais celui-ci demeurait silencieux. Il était figé, malgré ses secousses verbales et physiques. Seul le reflet de sa lampe, bougeait dans ses yeux immobiles. Il fallait changer de stratégie. La situation périlleuse l'exigeait. Sondant sa mémoire, il reprit les attitudes des éducateurs qui tentaient de contourner son impulsivité. « 

-          Comment vous-vous appelez ?

-          

-          Monsieur ? Je peux vous appeler par votre prénom ? C’est comment ?

-          Fa…Fa… Fabrice. Je suis chercheur.

Avec une telle dégaine, j’aurais deviné tout seul ; songea Geoffrey, avant de reprendre : faut y aller Fab’ - je peux t’appeler Fab ? - On va par où à ton avis ? » Celui-ci indiqua un goulet très étroit. Il n’était pas très engageant, mais c’était la seule issue. Le jeune homme avait scruté l’environnement avec son portable et n’avait rien vu d’autre : 18%.

Le passage était légèrement plus large que celui que l’adolescent avait emprunté, en entrant dans la grotte. Il rampait de la même manière. Pourtant, il en percevait désormais tout l'inconfort. L’humidité du sol rafraîchissait son torse et rendait ses appuis imprécis. Les odeurs d’aven saturaient son odorat. Il devinait l’existence de chauve-souris, identifiées par le fumet de leur guano ; mais tentait d’ignorer celle des araignées troglophiles.  Il grelottait malgré la thermorégulation géologique ; davantage d’effroi que de froid.

Il retrouvait le souvenir d’un étouffement, qu’il avait enfoui. Il songeait aux joyeuses batailles d'oreillers d'enfant, qui se terminaient dramatiquement. Il se défendait avec fougue. Mais son frère le dominait toujours et le raillait. Compressant sa cage thoracique de tout son poids d’aîné, il recouvrait son visage et ses pleurs d’un polochon. Un soir, il avait cru mourir. Il avait abandonné la confiance en sa fratrie et en son corps à cet instant. L’emprise et la texture de la pierre avait remplacé celle du coussin fraternel. Mais l’obscurité et la dyspnée étaient les mêmes.

Il progressait dans une nouvelle galerie, plus étroite que les précédentes, lorsqu’un grand frisson le parcourut. Il venait de passer ses mains dans la voie ouverte par son guide, lorsqu’il constata avec horreur que son torse restait bloqué. Il tenta d’abord quelques mouvements chaloupés de son bassin. Mais celui-ci ne se dégageait pas. Il se débattit plus fortement. Il bougeait comme un damné ; comme ce canard que son oncle fermier avait décapité, avant de le préparer pour le déjeuner.  Le palmipède s’était échappé et avait couru jusqu’à la mare, sans sa tête. Geoffrey avait huit ans. Il avait beaucoup ri en voyant cela. Il en avait désormais dix de plus. La situation ne prêtait plus à sourire. Il n’avait pas avancé d’un ergot ! Rien n’y faisait. Il ne parvenait pas à s’échapper. Il était à nouveau prisonnier.  La bataille était terminée. C’était la dernière. Il laissa échapper un dernier râle : «  

-          Fab’

-          (...)

-          (...)

-          Ca…calme - souffler - trois fois - bouche -  respi un - nez (...) Enc…encore. »

            L’homme prêtait à rire au premier regard.  Mais il n’avait d’autre choix que de suivre ses instructions, sans en comprendre la finalité. Un nuage de brume s'échappa de sa bouche dès la première expiration et de la toux qui l’accompagna. La même que celle qu’il avait eue, lors de son premier pétard. « Mais. Oui. Ça je sais le faire ! ». Geoffrey eut l’intuition que l’usage de son expertise peu avouable, lui permettrait de se retrouver dans le même flow. Ce sentiment de flotter avec une sérénité, cruciale en de telles circonstances. Il s’appliqua donc à exécuter ce qu’il savait faire : jouer avec la fumée ; avaler et cracher à volonté, au point de pouvoir dessiner des cercles. Il fixait le pétillement de l’éclairage frontal de son compagnon : une étoile dans cette nuit singulière. « Se concentrer ; gonfler les poumons ; former un rond avec sa bouche ; souffler ; recommencer. Recommencer. Recommencer ».

Après quelques instants, il sentit un calme relatif. Il n’hyperventilait plus. Ses poumons n’étaient plus saturés d’oxygène. Leur volume s’était réduit avec celui de sa cage thoracique. Il pouvait s'extirper sans peine et avec satisfaction.

             Fabrice observait l’adolescent. Taciturne, il avait rarement goûté à une présence aussi longue. Sa solitude lui évitait la crainte d’être rejeté. Il avait choisi un métier le dispensant de la compagnie de ceux qui pourraient l’importuner. L’intello, le binoclard et le bègue n’étaient plus moqués. Il était tranquille, jusqu’à l'arrivée de cet agité, qui risquait de compromettre ses travaux. Il avait fallu également lui faire comprendre les dangers encourus, après l'éboulement. Et puis, finalement, il était redevable envers ce môme qui l’avait sorti de sa léthargie. Peut-être même pour davantage que cela. Le gamin avait un sale caractère ; mais il avait suivi ses pas et ses conseils. Fabrice avait toujours souffert de se sentir mésestimé. En ce moment si particulier, quelqu’un se tournait vers lui, avec une infinie reconnaissance. C’était un bien, plus précieux que tous les minéraux prospectés dans les entrailles de la Terre. Il commençait seulement à en percevoir le scintillement.

            Il se recentra sur sa mémoire du lieu. Après l’effondrement, le seul exutoire possible les menait dans le Réseau du Pastaga. Il devait être vigilant à ne pas s’y engager trop profondément. S’il manquait l’embranchement souhaité, il risquait de rejoindre le Réseau des Cétacés, amenant plus loin dans la falaise et vers l’inconnu. Leur salut se situait en effet dans deux réseaux secondaires devant se situer Main Gauche.   Aidé de sa lampe acétylène et de ses souvenirs, l’universitaire avançait prudemment. Obsédé par l’organisation et le contrôle, il n’anticipait pas aussi bien qu’il le souhaitait les répercussions de la démolition de l’entrée principale.

Lorsqu’il trouva enfin la jonction attendue, il interrogea Geoffrey : « Le…le RF6 est le plus direct ; mais le plus étroit. 

-       Prenons-le. La batterie de mon téléphone sera bientôt en rade »

            Ils s’engouffrèrent dans un tunnel, plus étrange que les précédents ; inquiétant le plus novice des deux.

-       Pourquoi est-ce qu’on monte comme ça ? Il faut escalader pour arriver tout en haut, près du château ; c’est ça ?

-         Les réseaux ne sont pas horizontaux mon jeune ami. Nous étions légèrement descendus. Nous devrions aboutir sur le sentier par lequel tu es arrivé. Imite tous mes gestes. Ça va bien se passer.

Geoffrey fut surpris par le ton de cette voix qui s’affirmait ; le rassurait. Il était attentif aux consignes de son mentor du jour. Il s’appropriait chacune de ses postures et se concentrait sur sa respiration. Les contorsions nécessaires à son évolution lui faisaient prendre conscience de la finesse de chacune de ses articulations. L’épaule pouvait effectuer quantité de rotations. Elle permettait d’aller chercher des prises lointaines avec son bras. Elle permettait de libérer le milieu du dos de sa veste, accrochée à un silex, grâce à une souplesse inexplorée. Le bassin permettait bien plus que l'obscène agitation avant-arrière, qu’il singeait avec ses copains. Il devenait un outil de reptation appréciable. Il intériorisait tout cela, avec un plaisir grandissant. Il oubliait progressivement le monde extérieur, quand soudain …

Un bruit sourd.

Un craquement discret d’os brisé.

Un cri violent.

Sa béquille identitaire silencieuse et sans batterie

« Fab’ ? »

            En guise de réponse, il perçut des gémissements. Il avança sa main droite pour ramper dans cette direction maudite. Il s’écorcha en la reposant sur ce qui devait être du calcaire. A sa place, il avait heurté le tranchant d’un caillou. La galerie s’était effondrée. Dans une obscurité totale, ses craintes et sa violence allaient exploser. Son poing, imbibé de sang, se refermait. Il serra sa mâchoire avec la volonté de briser ses dents, comme il aurait voulu pulvériser cette roche, constituée d’une matière similaire. Crispé, il ferma les yeux et se souvint : calme - souffler - trois fois - bouche -  respi un - nez

Cette enveloppe, que le flirt désiré avait rejetée. Cet outil qui lui servait à provoquer ou à fuir. Ce corps … Son Corps. Il pouvait être utile ! Il n’avait pas la vue, mais pouvait utiliser ses autres sens. Le système tactile pour percevoir le filet d’air passant entre les gravats et les dégager avec finesse. La proprioception pour envisager où il se situait par rapport à son camarade et à la sortie. L'ouïe, pour l’entendre le remercier. L’odorat pour sentir …

… l’air libre !

 Il saisit l’avant-bras de Fabrice pour l’aider à s’extraire du labyrinthe. Pour la première fois, il perçut une expression sur son visage. Un sourire.

Fabrice avertit les pompiers avec son téléphone. Ses indications étaient claires. Il était dans un état de sérénité, qu’il n’avait jamais ressenti ; nourri par cette confiance que son compagnon lui avait offerte et que cette libération avait provoquée. Les secours arrivèrent vite. Bien trop vite pour prendre le temps de partager des mots, qu’ils ignoraient encore. Ils venaient juste de découvrir un pan d’eux-mêmes et la force de la solidarité.

Le lycéen déclina l’ambulance. Il souhaitait rester seul ; mais pour une toute autre raison, que celle qui l’avait amené ici.

 C’était un panorama radieux, comme la Seine en offre. Geoffrey prit une grande inspiration. Jamais il n’avait pris autant de plaisir à gonfler ses poumons.

 

 

                                                           A Rouen, le 7 juin 2025

Josselin Dubourg