mercredi 13 août 2025

Emmenez-moi

 


Vendredi 20 juin 1969

Le soleil déclinait lentement, projetant des ombres allongées sur le chantier naval du Trait. 


Épuisés par leur semaine de labeur, les ouvriers quittaient les lieux. Leurs silhouettes se fondaient dans la lumière dorée du crépuscule. Les cliquetis des chaînes, le fracas des tôles entrechoquées et les coups de marteau résonnaient encore. Les odeurs de soudures persistaient. Elles imprégnaient l'air, évoquant des images de métal chauffé à blanc et de gerbes d'étincelles. C'était une odeur âcre et piquante, qui semblait s'accrocher aux murs. Le site manufacturier de vingt-cinq hectares était un géant qui ne sommeillait jamais.

Encore affairé à son pupitre, Piotr ne se lassait pas de cette atmosphère industrielle. La chaleur des fourneaux et celle des hommes se confondaient. Depuis moins d’un an en France, le polonais s’était rapidement intégré au village. Sa chevelure singulièrement persillée et son visage enjôleur y étaient pour beaucoup. Mais probablement pas autant que ses talents pour le football, qui lui avaient valu le surnom de Kopa. Comme cette ancienne star du ballon rond, il restait discret et altruiste. Ce jeune ingénieur était passionné par la conception des moteurs de navire. Sans cesse, il cherchait à améliorer la performance de ceux que produisait son entreprise. Dans cette dévotion, on trouvait un écho à sa passion footballistique, comme une manière de marquer sa reconnaissance envers cette communauté qui l’avait accueilli.

« Alors Pierre ? Toujours allergique aux vilebrequins ? » : Alain moquait Piotr avec bienveillance. Il avait francisé son prénom, avant de le prendre définitivement sous son aile. Son protégé le salua d’un sourire et d’un rapide pouce pointé vers le haut, avant de reprendre son montage. Il irait bien déjeuner chez son camarade samedi midi, mais en attendant il désirait fortement tester son invention. Il en avait dessiné les plans durant deux nuits. « Et, oui ce satané vilebrequin est vraiment trop volumineux ! », songeait-il impatiemment. Il démonta une nouvelle fois les éléments de sa maquette, pour changer l’ordonnancement du montage des pièces : les pistons, la bielle, le vil … « Toujours pas de place pour adosser mon dispositif ! », s’agaça-t-il.  Rien n’y faisait. Il ne parvenait pas à intégrer le boitier qu’il avait conçu. Ce dernier restait désespérément posé à côté des composants du moteur traditionnel. Juste là. Vraiment pas si loin. Le scientifique tordit machinalement un trombone. Il l’approcha quand, il s’exclama : « Hurra ! »

Il se précipita dans le bureau du directeur. Lequeux n’était pas d’humeur innovante. Il parlait au téléphone avec une intensité singulière. Les rides de son front semblaient plus profondes que d'habitude. Son poing était anormalement serré. Il leva les yeux, croisa le regard de Piotr, et esquissa un sourire forcé avant de retourner à sa conversation. Le collaborateur attendait devant la porte, se demandant ce qui pouvait bien préoccuper son patron à ce point. Celui-ci raccrocha au bout d’un long moment, vêtu d’un masque de résignation. Il le congédia aussitôt, non sans lui souhaiter un bon match. Il savait que le football était important pour la cohésion d’équipe. Mais cette politesse de façade masquait mal une inquiétude profonde. Piotr lui promit de revenir le voir le lundi matin avec son projet et une victoire.

Il travailla encore deux heures. Avant de quitter les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime, il contempla le fleuve attenant. La lune éclairait la Seine et ses rives. Celle qui lui faisait face comportait une colline remplie d’arbres centenaires. Il sourit en songeant aux légendes sur les loups-garous et Dracula, qui avaient bercé son enfance. Davantage que la peur, c’est la quiétude que ce paysage symbolisait désormais. Il reprit son chemin sur sa côte d’adoption : Le Trait. La cité ouvrière avait été construite près de la Seine, afin d’héberger les travailleurs à proximité. Les urbanistes avaient séparé les quartiers, selon le rang de leurs occupants. Ainsi, les habitations des cadres se situaient sur les coteaux, tandis que le peuple avait parfois les pieds dans l’eau. Mais ce qui fascinait le plus Pierre, c’était l’aura qui se dégageait de la Place du Marché. Ce soir, lors du banquet annuel, hommes et femmes mangeraient, boiraient, danseraient et s’embrasseraient sans se soucier de leur caste et de leur genre. Il adorait cette cité lacustre.



Samedi 21 juin 1969

La pluie accompagnait ce samedi de début d’été. Le rayonnement orangeâtre des flammes dans la cheminée supplantait le gris du ciel. L’âpreté du cidre fermier tranchait avec l’hospitalité d’Alain et de sa fille, Céline. Elle avait préparé une tarte aux pommes. Le néo-traiton en savourait chaque bouchée. L'acidité des pommes, légèrement croquantes malgré la cuisson, s'harmonisait merveilleusement avec la suavité enveloppante du liant. Chaque morceau de fruit semblait fondre en bouche, tout en conservant une pointe de vivacité qui réveillait les sens.

Son attention se porta sur Céline. Pour la première fois, il remarqua la richesse de ses contrastes, tout comme celles de son dessert. Ses pommettes saillantes prolongeaient un sourire d'une douceur infinie. Ses cheveux courts, d'un noir profond, encadraient un visage où brillaient des yeux pleins de malice. Il y avait dans l’intensité de son regard de la simplicité comme de la détermination. Il illuminait toute la pièce. Son élégance naturelle tranchait avec la force de caractère qu'il devinait en elle. Elle incarnait une harmonie complexe qui le captivait. 

Son hôte le tira de sa contemplation : « Goûte-moi ça ! Vous autres, les polaks, ne jurez que par la vodka. Mais, il est temps que tu prennes le goût des bonnes choses et que tu deviennes un normand digne de ce nom ! »

Alain avait sorti de son armoire une bouteille en grès de couleur brique. Il en ôta délicatement le bouchon de liège. Après avoir religieusement senti les odeurs qui s’en échappaient, il servit abondamment le liquide dans deux tasses. Il décrivit avec passion les arômes que devait rechercher son visiteur. Satisfait, il en engloutit une bonne gorgée. Le novice se prêta au jeu, admettant volontiers la finesse du breuvage. Puis ils levèrent tous les deux leur tasse joyeusement. Mais au lieu de la jeter au sol, comme il est de coutume en Pologne, Alain s’y versa du café. Sourire jusqu’aux oreilles, il prononça « cafaé coueffi ». Il termina cul sec avant de s’assoupir.

L’invité essayait péniblement de résister aux effets de l’alcool, lorsqu’il entendit Céline : « Si tu t’y connais bien en mécanique, tu peux peut-être m’aider. » Il la suivit béatement, tandis qu’elle lui expliquait le marché qu’elle avait conclu avec son père. Elle avait récupéré un solex hors d’usage. Comme beaucoup d’hommes, il n’envisageait pas qu’une femme puisse piloter une telle machine ; en particulier, sa fille de dix-neuf ans. Néanmoins, devant son insistance, il avait cédé. Elle pourrait la conduire si elle parvenait à la réparer seule. Ce défi correspondait à ce garçon manqué ; il enchantait cette femme de challenge.

Elle l’interrogea « 

- Tu connais ? 

- C’est un vieux modèle, non ? 

- Mais non, je te parle de la chanson qui passe à la radio en ce moment, Kopa ! »

Le jeune homme était encore perturbé par l’ingestion du calva. Plus encore par cette amazone, pleine de surprise. Il ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. Probablement par pudeur – c’était « la fille de son collègue » - ou, plus simplement parce qu’il passait plus de temps à étudier ses plans que lorgner sur les jolies demoiselles.  Il se recentra sur la question de Céline. Il expliqua maladroitement qu’il aimait le rythme et l’univers d’« Emmenez-moi ». Elle évoquait sa passion pour les bateaux. Il consentit toutefois que Charles Aznavour chantait parfois trop vite pour son niveau de français. 

A l’atelier, tout n’était que bruit. Ici, Piotr n’entendait que cette musique et la chorégraphie envoutante de la maîtresse des lieux. Elle se déplaçait avec une assurance captivante. Ses gestes étaient précis et fluides. Elle saisit une clé avec délicatesse, refermant le tiroir d'un mouvement de hanche gracieux. Chaque outil semblait trouver naturellement sa place dans ses mains, comme si elle dansait avec lui.

« Moi qui n'ai connu toute ma vie que le ciel du nord. J'aimerais débarbouiller ce gris
En virant de bord. Emmenez-moi au bout de la terre. Emmenez-moi au pays des merveilles. Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil...Tu ne trouves pas que c’est beau ? », s’émut-elle.

Pierre rougit. Il avait toujours éprouvé des difficultés à échanger avec la gent féminine. Il s’exprimait mieux avec un ballon qu’avec des mots. Les paroles de la chanson étaient belles ; mais pas autant que celle qui venait de les prononcer.

Sentant sa gêne, comme la sienne, Céline recentra la conversation sur la réparation. Elle tenait à réaliser elle-même les opérations. Piotr commença d’abord à la guider au son de sa voix feutrée. Cela lui permettait de se concentrer et de retrouver de l’assurance. La manœuvre de démontage du pédalier était ardue. Il s'approcha doucement pour l'aider. La lumière du jour perçait faiblement à travers les fenêtres du garage, mais son corps faisait écran. Il la contourna délicatement pour lui faire profiter de cet éclairage naturel. Ce faisant, il l’effleura. Perturbée par la proximité de ce corps plus attirant qu’elle ne l’avait imaginé, elle laissa tomber sa clef. Il se baissa et lui tendit délicatement. Leurs paumes se touchèrent furtivement. Puis Céline agrippa fermement sa main et la conduit vers elle. La radio se tut ; le temps se suspendit. Seule subsista une mécanique animale. 



Dimanche 22 juin 1969

Céline tournait le dos à l’imposant chantier naval et ses poutres saillantes. Assise sur un banc de bois, elle observait la Seine et ses rondeurs, s’écoulant avec légèreté. Son regard brillant exprimait son désir de liberté. Elle observait une branche de pommier, transportée par le vent, flottant délicatement sur le fleuve. Étrangement, ses fleurs semblaient toujours sèches et leur rose ,si caractéristique, resplendissait sous les rayons du soleil. Ils scintillaient sur l’eau, comme sur sa joue et à l’extrémité de ses yeux.

Elle aperçut son amoureux. Il n’avait pas besoin d’Hélios pour briller. La veille, elle avait pu observer ce que ses vêtements laissaient deviner : une musculature parfaite, ni trop imposante, ni trop saillante. Des bras longs et forts pour l’enlacer tendrement. Un torse puissant exprimant la solidité et l’invitation à y reposer sa tête, après s’être livrée passionnément. Mais ce qu’elle préférait chez lui, elle l’avait déjà vu depuis longtemps : ce sourire discret et généreux, qui accompagnait sa gentillesse. Ses yeux, d’un vert aussi profond que ce qu’elle devinait de son âme et de son cœur.

Ils échangèrent longuement. Le verbe confirmait ce que la passion avait révélé. Une empathie rare et précieuse ; cette volonté et cet espoir d’un avenir meilleur. Piotr expliqua le projet qui l'occupait : un mécanisme permettant de récupérer l’énergie produite par les moteurs des bateaux.

« Grâce à cela les navires consommeront moins de fuel lourd. Tout le monde ne jure que par cela car c’est une énergie intéressante et peu chère. Mais, d’après mon cousin, il y a un risque que les prix augmentent. Avec mon système, l’entreprise aura un coup d’avance sur la concurrence. Et puis … ». Il désigna un terrain jauni, à proximité de l’usine. « Regarde là-bas. Il y a eu une fuite sur une péniche que nous y construisions. Cela date d’un an et la nature peine à recouvrer ses droits. Vois comment l’essence de ton solex est poisseuse. Tu sais, j’ai lu un article récemment dans une revue scientifique. Il parlait des répercussions des déversements de pétrole sur l’environnement. Cela m’a fait réfléchir à la manière dont nous pourrions réduire notre impact sur la nature. Je pense que c’est une responsabilité que nous devons prendre au sérieux, même si ce n’est pas encore une priorité pour beaucoup. Comme mon boulot est de concevoir les meilleurs moteurs, je me concentre sur l’économie et j’argumente là-dessus. J’espère que le boss sera sensible à cet enjeu et m'appuiera. »

Céline était conquise. En retour elle expliqua comment elle militait pour donner une meilleure place aux femmes. Elle indiqua qu’elle irait manifester lundi, avec d’autres militantes. Elle expliqua qu’elle ne portait pas de soutien-gorge, qu’elle considérait comme un signe d'oppression des femmes. « Alors ce n’est pas que pour moi ? » glissa-t-il malicieusement.

Après avoir embrassé fiévreusement sa dulcinée, Pierre songea à Alain. Il avait de la sympathie pour l’homme et de l’admiration pour le père. Il savait qu’il avait élevé sa fille seule. Il mesurait à quel point il était soucieux de son épanouissement, l’encourageant dans toutes ses initiatives. Il comprit ensuite pourquoi elle lui avait donné rendez-vous ici : sa mère s’y était noyée, il y a dix ans. Il la remercia de lui avoir confier et lui promit qu’elle ne serait plus jamais seule.

Elle se blottit contre l’ingénieur, subjuguée par la finesse de ses gestes et leur harmonie. Leurs corps s’imbriquaient instinctivement.  Lui qui intellectualisait tout ; lui qui peinait à ajuster toutes les composantes de sa maquette ; lui qui découvrait la richesse de l’amour. Tout simplement. Fasciné, il l’entendait murmurer les paroles de ce qui était devenue « leur » chanson. Se redressant, elle lui offrit l’intégralité de son visage et davantage de voix et pour en chanter la fin : « Emmenez-moi au bout de la terre. Emmenez-moi au pays des merveilles. Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil... Dis, on partira loin ensemble ? », s’enquit-elle avec cette expression qui faisait céder le cœur de son père.

Piotr tourna délicatement sa tête. Il balaya le paysage du regard. L’usine qui le nourrissait était à moins de cinq cents mètres. A l’opposé et à distance équivalente, le village qui l’avait accueilli si chaleureusement. Il la contempla profondément : « Je crois que j’ai trouvé tout ce dont j’ai besoin ici. »

Les deux amants se quittèrent avant la nuit. La journée qui suivrait promettait d’être dense pour l’un et l’autre. Ils se promirent de se retrouver le lendemain au même endroit pour profiter du coucher du soleil.



Lundi 23 juin 1969

Piotr avait pris l’habitude d’arriver très tôt au travail. Ainsi, « je suis l’un des premiers à me blottir dans les bras du Géant du Trait », expliquait-il.  Ce matin, il fredonnait les paroles d’Aznavour, qu’il avait apprises par cœur. Céline les avait griffonnées sur un papier qui ne le quittait plus. Pourtant l’ambiance était étrange. Les sons tintaient différemment. Le pétrichor dominait l’odeur des soudures L’éclairage principal était encore éteint. Une lumière était isolée : celle du bureau de Lequeux. Lorsqu’il s’en approcha pour le saluer, il vit son chef converser énergétiquement. Vêtu d’un trenchcoat noir et n’ayant pas pris la peine d’ôter son couvre-chef, le visiteur lui tournait le dos. Le directeur aperçut son subordonné et d’un signe furtif à travers la vitre, l’invita à revenir à dix heures.

En s’éloignant, il entendit le ton monter davantage. La reprise de ses travaux lui offrit une bulle de calme et de répit. La situation ne lui plaisait guère. C’est donc avec une certaine appréhension, qu’il retourna voir les deux belligérants à l’horaire convenu. Lequeux fit les présentations d’usage : « Twardowski, voici le représentant de Worms et Cie : le propriétaire des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime. Monsieur Fournier, voici l’adjoint dont je vous ai parlé. »

Le ton était très officiel. Il avait désigné son collaborateur par son nom de famille. Pas Piotr ou Pierre, et encore moins Kopa ! La posture et la tenue de Fournier n’auguraient pas non plus d’une semaine joyeuse. Mais le pire était à venir. « N’y allons pas par quatre chemins. Le chantier ne rapporte pas assez d’argent. Nous allons le fermer dans les deux ans à venir ! ». La nouvelle était un terrible choc. Lequeux se chargea de répondre, tandis que Pierre était encore assommé par l’impensable. « 

- Et qu’allons-nous faire des deux grands vraquiers en construction ?

- Oui, j’ai jeté un œil aux cales. Ils sont de belle facture et vous honorent. La Compagnie Louis Dreyfus, qui les a commandés, devrait être satisfaite … »

Les deux hommes du Trait s’observèrent, retrouvant espoir grâce à cet argument remarquable. Mais le sinistre messager n’avait pas terminé sa phrase : « … ils seront terminés au Havre. »

Fournier les avait toisés avec cynisme. Chacun connaissait la rivalité entre les deux chantiers normands. Tâchant de retrouver de la contenance, l’ingénieur brandit sa maquette et rétorqua : « Je viens de mettre au point une nouvelle technologie, qui nous permettra de vaincre aisément nos concurrents, Cher Monsieur Fournier. »

Il essayait de manœuvrer le plus habilement possible, en jouant sur l’orgueil de ce sinistre émissaire.  Il espérait le flatter en utilisant des termes dominateurs. Il poursuivit : «  

- Grâce à cela, nous pouvons récupérer jusqu’à vingt pourcents de l’énergie générée par les turbines. Cela fera des économies de fuel lourd ; ce qui intéressera les compagnies maritimes qui nous achètent les bât….

- Le baril de pétrole est à cinq-cents francs depuis des années. Faut sortir un peu les polaks ! On s’en fout des économies d’énergie des clients. Ce qu’il leur faut, ce sont des navires aussi peu chers, que nos marges seront grandes. On n’est pas chez les soviets ici !»

Lequeux s’empressa de congédier son subalterne. Sa présence ne ferait qu’envenimer les choses. « La Messe est dite ; songea-t-il. Mon rôle va être de temporiser au maximum la décision. Atténuer le choc tant que faire se peut, pour mes gars, comme pour la population de cette ville, qui s’est construite avec nous. »

Avant la création du chantier naval, la population du Trait comptait moins de quatre cents âmes. Plus de six mille habitants y résidaient désormais. Il s’agissait principalement d’ouvriers travaillant pour l’entreprise : « sa famille ». Mais Fournier n’en avait que faire et poursuivait son monologue pédant, empli de racisme et d’anticommunisme.

Pierre était encore abasourdi, lorsque son compatriote Adrian, débarqua dans son bureau. « 

- T’as su pour Alain ?

- Euh, non ; bafouilla-t-il maladroitement, incertain de pouvoir encore engager quelque conversation que ce fût

- Sa fille …

- Céline ? »

Son sang ne fit qu’un tour. L’adrénaline emplissait son corps et ses yeux, écarquillés par la crainte. 

Adrian expliqua : « Elle a été à la manifestation de ce matin. Elle a été tuée. Un projectile : un pavé ou une munition. On ne sait pas. Les versions divergent selon les …. »

Pierre n’entendit pas la suite. Les explications étaient vaines. La mort est bien la seule chose qui n’en mérite pas.  

Le visage fermé, il s’engagea dans la réserve et se saisit d’un vilebrequin. D’un pas nerveux, il quitta le lieu pour rejoindre le ponton numéro quatre. C’est là qu’ils s’étaient donnés rendez-vous avec Céline. C’est là qu’ils s’étaient langoureusement embrassés. C’est là qu’il avait su qu’il avait trouvé l’Amour.

Mais en un instant tout s’était effondré. Son projet avait été balayé d’un revers de main. Le Géant chancelait. Par-dessus-tout, il venait de perdre celle qui avait illuminé sa vie et ses espoirs en un avenir meilleur

 Il attacha l’appareil avec une amarre. C’était l’un de ces nœuds très solides, qu’il réalisait pour réparer les filets de football. Il sortit un papier de sa poche, qu’il compressa fébrilement en une boule. Au bord des larmes, il bredouilla « emmène-moi au pays des merveilles ».


Le soleil déclinait lentement, projetant des ombres allongées sur le chantier naval du Trait. Il savait que l’Amour de Céline et Piotr serait éternel. Avec lui, il avait découvert combien l’amour de la mécanique navale pouvait lier les Hommes. Il ne mesurait pas encore à quel point il pouvait aussi nourrir leur égo et détruire le reste.




                    A Rouen, le 18 avril 2025



                                    Josselin Dubourg

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