Nous progressons avec prudence et entraide. Lors du transport des vélos par l'organisation, mon vélo était tombé. David avait resserré mon jeu de direction pendant que j'étais dans un endroit stratégique : celui où on passe le moins de temps possible avant une course ; et où l'on s'attarde chez soi avec un téléphone ... Par réciproque, je m'occupe de remplir sa gourde, lorsqu'il se vidange au premier ravitaillement. Nous sommes en parfaite harmonie. Dès que l'un d'entre nous s'hydrate ou s'alimente, il fait signe à l'autre. Cela évite ces oublis qui coûtent si cher sur la longue distance. Tous ces éléments symbolisent la solidarité, que j'apprécie tant dans cette discipline. Celle dont nous faisons œuvre depuis trente ans. Trente années qu'on se connaît, comme trente secteurs pavés : c'est un signe. Cela étant, on les enchaînera avec moins de facilités que les teq-paf d'antan. On sera probablement aussi défaits le lendemain ; mais bien plus satisfaits et heureux par la suite. Ceci était un message de prévention du MMS : Ministère de Ma Santé.
Les pavés s'enchaînent avec des pertes de bidon et des crevaisons des concurrents. Je croise les doigts. Nous sommes équipés de pneus larges (38') pour limiter le risque. Mais cela ne l'exclut pas. L'autre paramètre à gérer se confirme : la chaleur attendue : 23-25°C. Il est à peine dix heure et j'ai déjà ôté coupe-vent et manchons. Vanessa sait que je n'aime pas trop ces conditions. Elle craint le coup de chaud. Alors, je bois et m'efforce de pédaler en souplesse. Le fait d'être avec David m'aide considérablement. Même si je me sais plus en jambe à cet instant, je m'efforce de rouler au meilleur rythme pour l'emmener. J'entends de là Quenotte, ce capitaine de route qui m'a accompagné sur bien des défis : "si tu appuies trop, tu ne protèges plus ton copain ; tu t'épuises et tu l'épuises pour rien". Avec David, nous nous sommes promis de faire l'intégralité du parcours ensemble. Alors je me concentre là-dessus.

Je pense aussi à Pierre-Yves. Il y a deux semaines, nous avons réalisé la fin de l'étape du Tour de France, qui s'achèvera à Rouen. C'est un final très accidenté : près de huit-cent mètres de dénivelé positif en cinquante kilomètres et six bosses. Nous n'avons pas pris la dernière car il était épuisé. Cela a quelque peu terni cette belle fête : son premier cent kilomètres et de beaux progrès depuis dix-huit mois. Je m'en veux encore. J'aurais dû temporiser. Il me suivait avec allant ; mais le rythme était trop rapide pour lui. Moi qui prétends conseiller par la plume et par le verbe, je dois le concrétiser davantage par l'action. Cela renforce mon application dans cet exercice singulier : la guidance à deux roues.

Pour nous, comme pour les pro, la course commence véritablement à La Trouée d'Arenberg. Nous l'avions prise, lors de notre reconnaissance. Conclusion : il y a les pavés et il y a la Trouée. Dans les pavés, tu essaies de contrôler le vélo et les vibrations, en allant à bonne vitesse. Là, tu subis totalement chaque aspérité, mettant au supplice la machine et l'homme. On ne peut plus le définir comme conducteur : ses trajectoires sont hasardeuses. Il ne doit son salut qu'à quelques règles physiques, que je ne saurais expliquer : tant que le vélo avance, personne ne tombe. C'est déjà pas mal. Je profite d'une bande d'herbe sur le côté pour y rouler, afin de reposer mes articulations et mes nerfs. David, lui, réalise l'intégralité du tronçon sur les pavés. Il y a dans son regard une détermination forte et intime ; sur ces mains, de futures cloques ; sur son visage, un sourire qu'il gardera plus longtemps. Je le félicite. Cela semblait impossible et il l'a fait. Moi, j'ai préféré éviter la Trouée.

Il a concocté un récapitulatif très précieux, que nous avons collé sur nos cadres. Il comporte notamment la longueur des sections et du répit qui suivra. Cela m'a aidé à découper ma course. C'est un conseil de préparation mentale aussi facile qu'essentiel.
Cent-soixante-quatorze kilomètres, dont cinquante de pavés : c'est impossible ; parcourir six tronçons d'une trentaine de kilomètres, c'est inévitable.
J'avais donc planifié : Départ - Arenberg - Ravito 2 - Monts en Pévèles - Ravito 3 - Carrefour de l'Arbre - Vélodrome de Roubaix. Les plus grosses difficultés de la course et la bouffe. Basique.
Depuis Arenberg, nous faisons route commune avec des cyclistes alignés sur des parcours moins longs. Cela augmente le niveau de risque et diminue le plaisir. Nous cohabitons désormais avec beaucoup de coureurs. Ils sont parfois moins expérimentés, lents et peu sûrs ou, à l'inverse, plus frais et énervés. David s'agace lorsque ces derniers se rabattent devant lui de manière trop vive. J'ai gagné en aisance et en zénitude : je trace ma route. Toutefois, j'attends avec impatience le deuxième ravitaillement. Pour moi, ce n'est pas la tête, mais la plante de pied gauche qui chauffe. La circulation a du mal à se faire dans cette extrémité, à force d'être secouée et que je compresse mon périnée, en me penchant sur mon guidon pour le contrôler. La base de Beuvry-La-Forêt sature de cyclistes désireux de s'alimenter. Il y a une queue impressionnante pour remplir les bidons en eau. Il n'y a déjà plus de boisson énergétique. Heureusement, nous avions prévu nos propres rations. Nous avons dépassé la mi-course. Il est 11h30. Tous ces éléments nous incitent à allonger notre temps de pause. Au menu : débriefing, anticipation de la suite, décongestion des pieds, dégustation du traditionnel sandwich salé home-made et envoi des nouvelles aux supporters. Big Up à Anne. Je connaissais la femme de David et la kinésiologue ; j'apprécie désormais l'accompagnatrice. Sans flagornerie, je l'ai déjà écrit et le répéterai toujours : votre aide à une importance considérable dans la réussite de notre entreprise. L'économie de fatigue sur le trajet, l'intendance, la cuisine et le sourire. Hier, Mél et JC sur le triathlon du Doussard ; Jean-Charles à l'Ironman de Vichy ; Oksana et Dima, pour celui de Copenhague ; Peggie lors de la Gravel of Legend ; aujourd'hui, Anne. Merci !

Sur mon téléphone, je trouve le message d'encouragement des Pape. Ils sont talentueux et coutumiers du fait. La photo est inévitable. Des amis comme ça, impossible à trouver.Nous reprenons notre progression à bonne allure ; faussement surpris par cette évidence : quand on a du carburant (sucre) dans le moteur, ça avance mieux. Plus l'effort s'allonge, plus l'alimentation et l'hydratation deviennent déterminantes dans la performance. On continue de beaucoup communiquer et de s'encourager à manger (une prise de solide toutes les demi-heures) et boire : toutes les dix minutes et à l'issue de chaque secteur pavés. "Concentrés" et "concernés" deviennent nos leitmotivs. David se sent bien. Il a vu combien l'abris d'un peloton permettait de s'économiser. Un nouveau groupe nous rejoint. Je l'observe. Il ne prend pas les roues. Je le chambre : "t'aimes pas les watts gratuits !" Il m'explique qu'il ne souhaite pas faire l'effort de trop et préserver sa régularité. Il a raison : l'accumulation de sollicitations ou d'erreurs - même minimes - se payent au prix fort sur de telles distances. Il a raison de suivre son cardiofréquencemètre et son expérience de quintuple finisher Ironman. Il a raison, surtout, parce qu'il le dit et qu'on a décidé de rester ensemble. Point ! Une part de moi est compétitrice. Je ressens une légère de déception en laissant passer cette opportunité. Mais, elle serait sans commune mesure si je ne terminais pas, main dans la main, avec mon Ami : c'est impossible.
Paris-Roubaix est une course spécifique, qui nécessite de l'endurance et de la résilience. Ce terme politiquement galvaudé, s'applique parfaitement ici. Les secteurs et les efforts s'enchaînent très régulièrement. Plus de trente fois, il faudra s'appliquer et résister, avant de se relancer. J'étais confiant dans le plan d'entraînement, que j'ai élaboré et réalisé. J'en suis désormais fier et heureux de l'avoir adapté pour Christophe, alias Mon Poulain : il prépare une épreuve similaire dans deux mois. Je prends toujours plaisir à concevoir ses séances, échanger avec lui et le voir progresser. Il y a tant de choses qui semblaient impossibles à ce quinquagénaire, qui s'est mis au sport sur le tard. Pour la deuxième fois, il va enchaîner deux épreuves d'une dizaine d'heures d'efforts, en deux semaines. Chez lui, c'est devenu inévitable.
J'ai toujours enseigné à mes filles que "quand on s'entraîne, on progresse". Un conseil qui s'applique aux études et dans bien d'autres domaines. Une manière plus adaptée de formuler mon mantra au langage des enfants, qu'elles ne sont plus. Mais un signe demeure, que je reproduis en croisant un photographe : les deux doigts sur mon cœur qui leur appartient.

Je protège David sur le plat. Il me guide sur les pavés. Il y prend
vraiment son pied. Et le mien me fait de plus en plus souffrir. Le sang stagne
sur mon gros orteil gauche et le brûle. Imaginez que vous vous le cognez cinq à six minutes - le temps d'une portion pavées - sans discontinuité. Plus précisément,
cela ressemble aux douleurs liées à un panaris. Les trois kilomètres de
Mons-en-Pévèle me mettent au supplice. Dès la sortie, j'applique une solution
que j'utilisais sur Ironman : sortir mon pied de la chaussure et continuer de
pédaler en le laissant à l'air libre. Les puristes argueront que c'est moins
efficace pour l'aérodynamisme et l'utilisation de la force motrice. Ce à
quoi, je répondrais par ce râle de contentement, qui accompagna ce mouvement
libératoire. C'était inévitable. Impossible de faire autrement.

Notre épreuve précédant celle des coureuses professionnelles, l'organisation a fixé des barrières horaires à partir du ravitaillement de Templeuve. Si nous ne les respectons pas, nous serons déroutés et n'aurons pas la joie de terminer sur le mythique Vélodrome de Roubaix. C'était la crainte principale de David lorsque nous nous sommes inscrits. Lorsque nous arrivons à ce point de contrôle, nous avons plus d'une heure d'avance. Nous faisons une halte rapide car, ayant tout anticiper avant, nous n'avons qu'à remplir nos gourdes d'eau ... et m'asperger ! Il est 13h30 : le soleil tape dur sur ce sol clair et caillouteux. Je regarde mon acolyte et lui glisse cette tirade des années quatre-vingts.
Ce qui était impossible devient inévitable.
Il reste une vingtaine de kilomètres. Les panneaux de décompte à destination des élites sont visibles : 25-20-15-10.... Surtout, moins de huit secteurs pavés. Le compte à rebours commence. Une astuce mentale, qui fonctionne aussi bien qu'elle est grisante. Las ! A Camphin-en-Pévèle, mon orteil en surchauffe m'oblige à ressortir mes pieds des chaussures. Mais le redoutable Carrefour de l'Arbre et ses cinq étoiles arrivent trop vite. Je ne pourrai pas les remettre en roulant sur un terrain aussi accidenté. Je descends de mon vélo et enjoins David à poursuivre seul. Chacun doit attaquer les secteurs à son rythme, surtout lorsqu'ils sont difficiles. Comme prévu, j'ai souffert ; comme prévu, il m'a attendu. Ce n'est pas parceque ce n'est plus impossible et que c'est inévitable, que c'est une partie de plaisir !
David a alors cette idée géniale de nous replonger dans un souvenir indélébile : le Marathon de Paris 2004. Comme cette épreuve du jour, nous l'avons préparé ensemble. Comme cette épreuve du jour, nous l'avons couru et terminé ensemble. Comme cette épreuve du jour, chacun avait eu un moment "sans" et l'autre l'avait toujours soutenu. Comme cette épreuve du jour, nous encadrerons la photo d'arrivée et l'accrocherons dans nos domiciles respectifs. C'est inévitable.
Je suis relancé. La délivrance approche avec le dernier secteur à deux étoiles. Rien et tout à la fois. Après cent-soixante-dix kilomètres, vingt-huit portions pavées et ce problème de circulation ; c'est presque trop. J'accélère pour abréger mes souffrances et celles de mon vélo : les spécialistes percevront à quel point la chaîne est détendue.
Reste alors ces derniers kilomètres, toujours aussi émouvants. Tu te retournes et observes le chemin parcouru pour en arriver là. Sur la course, comme aux entraînements. Sur le vélo, comme dans ta vie. D'où tu viens et où tu parviens : en force physique et psychique, sur un vélo comme pour le perso. Tu te tournes sur ta droite, pour voir ton confrère. Je songe à notre préparation, notre solidarité et notre complicité ; sur le vélo, comme ailleurs. Celles qui ont rendu inévitable ce qui semblait impossible. Celles que je n'oublierai jamais.
Cela me rappelle la présence de Quenotte à mes côtés, en achevant les trois-cents-vingt kilomètres de la Gravel Of Legend. Je pleurais, mais il ne l'a pas vu car il faisait nuit. Je pleure, mais David ne le voit pas car mes lunettes sont très larges.
Nous entrons ensemble dans ce vélodrome de légende. Nous écrivons la notre. Anne et mon Petit Frère, mon premier fan, nous applaudissent. C'était inévitable. Mais tellement fort.
Cette arrivée, ce sont des mains et des hommes, qui ne se sont jamais déliés.
Solidaires.
Dans les bons, comme dans les mauvais moments.
Toujours Amis, après trente ans ; c'était inévitable
Je vis et je vibre l'ultra-cyclisme, comme une catharsis.
Un très beau récit avec le cœur et l'amitié. Tu transpires la passion de l'effort et le partage inévitable. Ceux qui comptent pour toi te transportent... T'es énorme Loulou.
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