samedi 28 juin 2025

Si près pour aller si loin

 


Il me reste soixante kilomètres à parcourir pour rejoindre Dieppe. Ce n'est rien et beaucoup à la fois. Environ deux heures de vélo, c'est une petite sortie. Donc rien. Mais la fatigue s'est accumulée depuis mon départ à 6h20. Il est 22h. J'ai déjà parcouru 340 km. Trois-cent-quarante-kilomètres : je n'ai jamais rouler autant. C'est donc beaucoup.

Pas tant que les tracas qui m'ont accompagné jusqu'à cet instant. Je les avais bien gérés et acceptés jusque là. Cette crevaison risque de porter le coup de grâce. La semaine professionnelle a été délicate. La maison vit au rythme de Parcours Sup et de ses incompréhensions. Le sport fait partie de moi ; mais je vous laisse imaginer à quel point l'avenir de Solène est bien plus important. Je viens d'utiliser ma dernière chambre à air de rechange. Je suis seul, en pleine Vallée de la Bresle, c'est à dire au milieu de rien. En journée, je n'hésite pas à interpeller les riverains pour remplir mes bidons et mon besoin social. Mais la nuit tombe, apportant son lot de doutes, de craintes ataviques et de réminiscences. 

Le poids des ténèbres pèse bien plus que celui de la course. On peut se préparer et s'entraîner pour une compétition sportive. L'épreuve nocturne, comme celle du passé, est bien plus difficile à appréhender. Je comprends à cet instant ce qui pousse de nombreux concurrents à abandonner en ultra-distance. 

Les perspectives visuelles se referment, tandis que s'ouvre la boîte à questions. "Si je subis une nouvelle crevaison, vais-je réussir une réparation de fortune comme celle que j'ai vue sur le net ? Si je ne peux toquer à une porte à minuit, trouverais-je un porche pour m'abriter ? Ou, pire, devrais-je demander à un taxi ou un copain de venir me chercher, signifiant un abandon ? David est prêt, même s'il est à une heure d'ici. C'est loin pour beaucoup, mais c'est près pour un Ami. On a bien rit avec Quenotte lorsqu'il m'a juré qu'il serait d'astreinte en cas de coup de blues, même dans l'avion qui l'amène en Corse. Il suffit de ces pensées et de la certitude de leur soutien pour me faire sourire et retrouver l'état mental pour lequel je me suis préparé :

Je venu là pour ça !

Découvrir la nuit et affronter les démons, qui profitent de chaque point de rupture pour se rappeler à mes mauvais souvenirs. Leurs petites voix que j'entends quand je ne réussis pas. Elles raisonnent d'autant plus fort dans les sport d'endurance qu'on y a investi son temps et son égo. Je les sens qui rodent autour de moi. Prêts à m'assaillir, me pousser à abandonner et confirmer ce que j'ai longtemps cru : mes faiblesses ou ces plafonds de verres, sportifs comme professionnels, auxquels je me heurte. Je leur parle :

Eh, salut les copains ! Comment ça va depuis la dernière fois ? Ca fait un bail ! Comme la confiance en moi vous a éloigné, je me suis mis en danger ce soir. Une semaine de merde, peu de sommeil, de la fatigue physique, la nuit, la galère avec mon vélo, que je n'ai pas suffisamment préparé : un lapsus organisationnel ?  Ca m'a fait plaisir de vous revoir. Mais le bonhomme et sa monture sont prêts : je repars. "Désolé les mecs, mais j'ai une fille à voir" (Will Hunting) : l'arrivée.

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Mon esprit a switché. "La machine" est de retour. J'enclenche mes outils à volonté. Un Spoème, d'Olivier Hervé : mon préféré.

De la musique, sans MP3 : Born to Run (Bruce Springsteen), Ghost in your heart (Bad English), Hold On To Tonight (Heaven's Edge), Welcome the Night (groupe havrais inconnu, rencontré sur un concert avec Black Design), Changing my Mind (Révolution Saints)

J'imagine que si je devais écrire "La prépa mentale pour les Nuls", je diviserais le bouquin en trois parties. 1. Identifie tes faiblesses : elles sont suffisamment stupides pour se répéter depuis ton enfance. 2. Utilise tes propres leviers : c'est probablement là qu'ils s'y trouvent aussi. La musique, les rires et l'amitié chez moi. 3. Quand tu t'apprêtes à rouler aussi longtemps, essaie de savoir pourquoi, pour-quoi et pour où. Ca t'aidera à retrouver ton chemin et actionner tes outils lorsque tu t'égareras. La préparation mentale, c'est aussi simple que cela en fait. 

Je m'imagine battre la mesure à la batterie, pour appuyer mon pédalage. J'engage Another Night  et ma descente de toms, avant celle de Sauchay. Souvenir impérissable de la prestation des Decibel sur le stade de Thérouldeville. La musique, les rires et l'amitié : c'est si simple pour moi.

Pour peu, j'aurais l'impression d'avoir les copains avec moi. Ce que David fît ce midi pendant deux heures, en partageant une partie du parcours, qui passait près de chez nous. Les rires et l'amitié : c'est si simple pour moi.



Jamais le temps n'est passé aussi vite sur un vélo. Paradoxalement, rouler de nuit est très sécurisant. Les voitures te voient de loin et peuvent te dépasser sans risque. C'est surtout grisant, comme ces foulées que l'on réalisait pour jouer avec ce qui ne devenait plus qu'une forme ronde et blanche, dans ton quartier pas éclairé : le foot de rue et ce qu'il apportait de sociabilité. Il n'y a pas que des saloperies qui t'arrivent quand tu es gamin. C'est à toi de choisir ce que tu veux retenir. C'était à moi de choisir si je voulais remonter sur le vélo ou bâcher. C'est tout sourire que j'arrive à la base vie. Je me retourne instinctivement, comme pour observer le chemin parcouru : "T'as perdu Lebouvier !".

Quatre cents bornes en moins de dix neuf heures. J'avais été cherché bien plus que le chrono et la distance, mais je suis quand même fier de faire tamponner ma carte de Brevet Randonneur Mondial sur 400 km : BRM 400. Patrice m'accueille. Il veille toutes les nuits pour accueillir les participants de l'Etoile Normande. Le concept est parfait : dix boucles autour de Dieppe, que chacun peut parcourir pendant dix jours. Les finishers, comme Guillaume, réaliseront plus de deux mille kilomètres en neufs jours, profitant de la Brasserie Dieppoise pour récupérer. Pour ma part, j'ai choisi de concentrer mon effort sur trente quatre heures. Quatre cents bornes ce samedi. Un couchage express dans la voiture, pour ne pas importuner les autres cyclosportifs installés dans le dortoir, par mon bruit de moteur ... Et la dernière étape dans moins de quatre heures avec Guillaume, mon camarade d'entraînement cantilien. Je profite des commodités du lieu pour me brosser les dents (à l'eau !) avant de remercier chaleureusement mon hôte :"Je n'ai jamais été aussi près, pour aller si loin".

Un Ironman au Danemark pour me révéler ; deux en Hollande, dont un me confrontant à l'abandon et des limites que j'ai dépassées ; la Gravel Of Legend (GOLD) entre Arromanches et Angers ; puis deux monuments du cyclismes dans les Flandres et à Roubaix. C'est pourtant à moins de trois quart d'heures de route, que je viens de parcourir ma plus longue en distance et un voyage intérieur encore plus grand.


Le repos dans le Scénic fut court et inconfortable. Mais je me console, en me disant que mon aventure aurait pu être moins longue et son issue moins confortable si j'étais revenu à la maison trop tôt. J'imagine la tête de Vanessa et l'inquiétude de mes filles,  en pleine nuit, et anticipe leur interdiction de m'aligner à nouveau sur de tels formats. J'imagine la tête et la réaction de Christophe, Mon Poulain, si j'avais abonné : pas crédible le coach !  Le mari, le papa et le coach sont prêts à en découdre. Le copain de vélo attend impatiemment son sparing partenaire pour le débriefer de ses mille huit cents kilomètres accomplis.



Après un petit déjeuner rapide avec Guillaume, nous enfourchons nos fidèles montures. Il me détaille ses journées de deux à trois cents bornes, que j'avais appréhendées au travers de nos échanges WhatsApp. Il me parle de l'ambiance de la semaine ; de ses compagnons avec qui il partageait kilomètres avant de se séparer ou se rejoindre, en fonction du rythme de chacun. Plus la distance s'allonge, plus il faut être à l'écoute de ses sensations ; au risque d'exploser en voulant suivre ou attendre son coéquipier. Et plus la distance s'allonge, plus les rencontres sont mémorables. Cela créée ou impacte des amitiés avec autant de force que la route fut difficile. Paris-Roubaix : une de ces nombreuses cerises sur le gâteau, que l'on partage avec David depuis trente ans. La GOLD : cette pépite que j'ai trouvée en Jérôme ; un métal aussi précieux que ce qu'est devenu Quenotte à mes yeux. Tandis que nous roulons à bon train, nous croisons ainsi Patrick, un dieppois très sympa et Bob Watt, un britannique dont le nom prédestinait à la bicyclette. Pardonnez la facilité de cette vanne qui n'a d'égal que mon coup de pédale : on a vent dans le dos.

Las, nous nous engageons dans le Pays de Bray et ses cuvettes incessantes, sous une chaleur méditerranéenne. Il est dix heure, lorsque je m'asperge déjà d'eau dans le magnifique village de Gerberoy. L'indice UV était de trois, hier. J'ai donc fait l'impasse sur la crème solaire. Mal m'en a pris : j'ai rougis. Patrick et son collègue m'attendent patiemment. Au gré des côtes que je subis de plus en plus, il prennent la décision de poursuivre seuls, devant. Ils ont bien raison : ma course s'est achevée avec mon BRM 400 la nuit dernière. Aujourd'hui cela devait être une balade relâchée, comme la dernière étape du Tour. Je n'ai plus l'esprit à me faire mal. Mais c'est avec plaisir que nous les retrouvons alors qu'ils sortent d'un café ou d'un restaurant. Je comprends pourquoi il va vite avec ses prolongateurs : il est pressé de faire la tournée des bars ! La joyeuse bande se formant et se reformant au grés des pauses, nous nous retrouvons à Forge les Eaux. On les laisse filer : je veux profiter des ombrages de cette station thermale pour effectuer une micro-sieste. J'en ai autant besoin qu'envie de tester ce mode de récupération en vue de Paris-Brest-Paris 2027. En effet, il ne faudra pas compter sur un lit douillé et des nuits de huit heures pour effectuer l'épreuve dans les délais impartis. Je repars rafraichi, ragaillardi, la tête pleine de sourires, et le séant ...  Disons simplement que si je dois chercher un sponsor, ce sera plutôt Mitosyl qu'un fournisseur de boissons énergétique !

Nous progressons à rythme de sénateur sur l'Avenue Verte, ponctuée de ces incessants cédez le passage. Vous noterez mon allitération en "S", confirmant que nous roulons en France. "Quand on voit ce qui existe [en Europe du Nord] et quand on voit ce qu'on tape [ici] " (Les Inconnus). Il est quinze heures lorsque nous arrivons sur le plan d'eau de Saint-Aubin-Le-Cauf. Nous avons plus d'une heure d'avance sur la barrière horaire. Arrêt trempette et arrêt tout court pour apprécier l'instant. Cela fait près d'un an que nous nous sommes lancés dans cette aventure et que nous nous entraînons régulièrement ensemble. Il va devenir Finisher avec plus de deux mille bornes au compteur. J'ai choppé mon BRM 400 et pas mal d'enseignements dans la perspective de mon Défi 2027. C'était important de se poser un peu pour repenser à cette année et à cette adage du philosophe le plus célèbre de ce blog : "L'aventure ensemble ; le défi face à soi-même" (Quenotte).

S'en suit un phénomène exceptionnel, probablement lié aux les circonstances du jour. La longueur de l'épreuve, sa difficulté, la fatigue, le soleil, les bienfaits de l'étang ou la présence de ce nouvel ami : je ne saurais écrire celle qui impacta le plus. Pour reprendre le thème de ce billet, alors que nous sommes si proches de l'arrivée, je n'ai jamais été aussi loin dans cet état. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cela fait dix minutes que ...

... je ne parle pas !

En silence, je contemple les oiseaux et la vue sur le Château d'Arques, tandis que des petits poissons me chatouillent les pieds. Je me retourne vers Guillaume, dans cet état de sérénité et de béatitude, qui le caractérise. C'est un athlète qui met à mal la profession : il n'a pas besoin de coach ! Son mindset est exemplaire. Beaucoup considèrent le préparation mentale à l'aulne d'une épreuve sportive. Pourtant, l'état d'esprit, l'adaptabilité, la résilience et les outils se travaillent au quotidien. Avez-vous déjà rencontré des marathoniens s'aligner sur l'épreuve reine, après trois sorties d'une heure ? Non ? Il en est pourtant de même sur la préparation mentale ! Improviser trois séances à l'approche de l'échéance relève du mythe et du gadget. A vrai dire, Guillaume porte assez mal son surnom "Groyom" (grognon) et devrait prendre celui dont m'affuble Christophe : "Maître Zen".


Un instant magique, comme peut nous en offrir l'ultra. A un kilomètre de l'arrivée à la brasserie, il reste un pétard de près de 14% à franchir avec cette question existentielle : mais pourquoi faut-il monter si durement, avant de descendre des bières ?



IronLoulou
Un périple si près, qui m'a amené si loin.
Mais qu'est-ce qu'on est bien quand on va loin !



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Pour les suiveurs de Strava, c'est ici : https://www.strava.com/activities/14808811809

Boucle 3 : 170 km avec Groyom

Boucle 2 : 200 km avec la nuit

Boucle 1 : 200 km avec David un moment








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